Le premier ministre et la phénoménologie du pouvoir
Début juillet, Jean-Marc Ayrault fera son premier discours de politique générale devant la nouvelle Assemblée, auréolé de la nette victoire des socialistes aux élections législatives, laissant ainsi toute latitude au gouvernement pour mener les réformes du candidat Hollande. Ce discours est souvent très attendu des observateurs, car ils en attendent une publicité totale du pouvoir, au sens kantien du terme (rendre public). Au terme de ce discours, l’Etre du pouvoir sera connu, dévoilé, bref transparent. Cette attente doit néanmoins être interrogée : le pouvoir peut-il être public, peut-il rendre totalement raison de lui-même ? Ceci nous apparaît comme illusoire en raison de contraintes structurelles au champ politique. Et pour répondre à cette interrogation, la phénoménologie nous fournit de précieuses catégories pour penser l’apparaître du politique.
Le discours de politique générale est la profession de foi politique du pouvoir, l’acte par lequel il présente ses projets et surgit dans l’espace public. Le premier ministre y énonce ses priorités et les moyens qu’il entrevoit d’utiliser pour parvenir à les mener à bien. Par cette déclaration, le public prend acte de la politique menée par le gouvernement en place. Donc, a priori, il peut considérer comme tangible et claire sa perception du projet gouvernemental. Il pense le comprendre et l’assimiler, bref épuiser sa signification. La publicité de ce programme donne le sentiment que le pouvoir a « tout » dit de lui, a rendu raison de son projet, bref qu’il s’est exposé. Cependant, il est manifeste que cet exercice, qu’elle que soit sa bonne volonté et même si le programme est tenu, voire réalisé de manière performative, n’épuise aucunement la phénoménalité du pouvoir. En effet, le phénomène qu’il présente ne se fait que sous forme d’« esquisses », de « profils », qui constituent une modalité d’apparaître partielle, fragmentaire. Husserl, fondateur de la phénoménologie, utilise le terme « Abschattung » et le désigne comme la structure fondamentale de la perception. De fait, la conscience intentionnelle dirigée vers un arbre, ou un livre, autrement dit dans le cas d’une perception sensible, ne le saisit que selon des esquisses de formes, de couleurs, dans un cadre spatial et temporel donnés, la perception doit faire face à une apparence qui ne cesse de changer : « l’essence de tout ce qui se donne par le moyen d’apparences, implique qu’aucune de celles-ci ne donne la chose comme un “absolu’’»
Ainsi, parce que le pouvoir ne se déploie que par esquisses, il échappe toujours, en partie seulement, à la conscience du public, il est donc par nature inassimilable. Si les phénoménologues font de l’objet une transcendance pour la conscience qui les vise, de même les gestes du pouvoir sont transcendants, c’est-à-dire opposent une résistance à ceux qui les scrutent. Cette résistance, liée à ce mode de donation partielle, à la manière dont le pouvoir se déploie dans l’espace public, ne condamne pas le public à la cécité, elle ne signifie pas non plus que le pouvoir soit secret ou caché. Ce mode de donation implique simplement que la publicité du pouvoir, et la compréhension du public en corolaire, est un processus dynamique, l’un s’explicitant, l’autre l’assimilant.
Par conséquent, ce que révèle le discours de politique générale, c’est au fond que le pouvoir, en démocratie, ne peut être totalement public, mais relève d’une logique plus subtile, qui est celle d’un processus infini d’exposition et de mise en retrait. C’est en comprenant cette limite structurelle du champ politique que le citoyen peut acquérir une forme de lucidité sur le pouvoir, sur ses capacités et ses limites.
N’attendons donc pas de M. Ayrault qu’il rende raison une fois pour toute de sa future politique, mais soyons attentif à cette première esquisse du pouvoir, admettant que la politique est et reste toujours à comprendre.
Julien Josset