La philosophie de Sartre

Sartre le philosophe

Jean-Paul Sartre est le philosophe français le plus lu et commenté à travers le monde. Certains n’hésitent pas à faire du XXème siècle celui de Sartre, tant sa philosophie a bouleversé le paysage intellectuel (Bernard Henri-Lévi affirme même que le 20ème siècle serait Le siècle de Sartre)

Sartre est un penseur total, un intellectuel (“celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas“), qui s’est intéressé à la politique, à la littérature, au théâtre, au cinéma ou encore à des domaines plus insolites, comme la musique (il a écrit plusieurs chansons pour Juliette Gréco)

La conscience humaine, selon Sartre, est pouvoir de néantisation et liberté : elle s’oppose en tout point à l’en-soi, l’être plein, massif et opaque des choses. Ainsi, condamné à une liberté absolue, l’homme doit-il inventer son chemin.

Sartre, la Contingence et la Nausée:

Le point de départ de la philosophie de Sartre ne se situerait-il pas dans la « Nausée », ce sentiment privilégié et doté d’une signification quasi ontologique ?

– Antoine Roquentin, héros du célèbre récit La Nausée, expérimente soi-même comme chose non nécessaire au milieu du monde (comme chose parmi les choses), c’est avoir « La Nausée ».

– Ce que je saisis alors, c’est la contingence de l’existence, privée de raison et de nécessité, n’ayant jamais, en soi, sa raison d’être.

Le monde des existences n’est pas celui des explications et des raisons.

– Exister, c’est être là, simplement, sans nulle nécessité.

Sartre applique également à l’existence non nécessaire le terme de facticité : elle désigne le fait que les choses sont là, comme elles sont, sans nécessité et sans raison.

– Je suis là, parmi elles, et découvre ainsi ma facticité originelle.

Mais, sur le fond de cette expérience première, autre chose va se dessiner : la prise de conscience du projet humain, édifiant librement le sens et les valeurs au sein même de la gratuité et de l’absurde, l’absurde se définissant comme ce qui est par-delà toutes les raisons, ce qui ne saurait être justifié de manière rationnelle.

Sartre, l’existence et la liberté:

La création humaine est, en effet, libre. Chez Sartre, j’existe et je suis libre, sont deux propositions rigoureusement synonyme et équivalentes.

–  qu’est ce qu’exister dans le vocabulaire sartrien ?

►  Exister, c’est être là, et dans un univers absurde et contingent, se construire et imprimer sa marque sur les choses.

►  Il n’y a pas d’essence humaine figée et préétablie, essence qui précéderait l’existence.

►  L’homme surgit dans le monde et il y dessine sa figure

– Mais comment cette équivalence de l’existence et de la liberté est-elle possible ?

►  La liberté humaine désigne, chez Sartre, cette possibilité qui nous est donnée de mettre à distance, à tout instant, la chaîne infinie des causes.

►  La liberté est ce pouvoir que détient, en permanence, la conscience de néantiser, c’est-à-dire de faire apparaître le néant sur tout fond de réalité, de pulvériser les diverses déterminations, motifs ou mobiles, de choisir  – l’idée de choix se définissant, au fond, chez lui, par celle de conscience.

►  La possibilité de dire « oui » ou « non », de choisir, ne se distingue guère, dans ces conditions, de la conscience, de la saisie de nous-mêmes, au-delà de tout motif et de tout mobile.

Cette liberté, nous l’expérimentons tous dans l’angoisse, véritable sentiment métaphysique qui nous révèle notre totale liberté, saisie réflexive où la conscience est prise de vertige devant elle-même et ses infinis pouvoirs.

– L’angoisse désigne donc ce saisissement de la conscience devant elle-même, ce sentiment vertigineux des possibles.

– Bien entendu, la conscience peut choisir en feignant de ne pas être libre : ce mensonge à soi et sur soi, où je lutte contre l’angoisse, où je me cache ma liberté porte un nom, c’est la mauvaise foi.

►  Est de mauvaise foi, la conscience qui pratique le mensonge à soi-même, pour échapper à l’angoisse et à la difficulté de la liberté, qui se rend aveugle à son infinie liberté.

►  La mauvaise foi et l’esprit de sérieux menacent sans cesse la conscience.

►  Si la mauvaise foi désigne, en effet, ce mensonge à soi même, par lequel la conscience s’efforce de fuir sa liberté et son angoisse, l’esprit de sérieux peut, lui aussi, nous « pétrifier ».

►  En quoi consiste-t-il ? en cette attitude par laquelle, bannissant l’inquiétude et l’angoisse, nous préférons nous définir à partir de l’objet :

L’esprit de sérieux considère que les valeurs sont données et non pas créées, qu’elles sont indépendantes de la subjectivité humaine

Les valeurs seraient dans le monde, avant l’homme ; ce dernier n’aurait qu’à les cueillir.

Mauvaise foi et esprit de sérieux : autant de fuites devant notre infinie liberté.

►  C’est dans cette perspective qu’il faut définir le salaud, au sens sartrien du terme, comme celui qui, par mauvaise foi, se dissimule le caractère gratuit et injustifiable de l’existence :

Le salaud considère son existence comme nécessaire alors que toute existence est injustifiée et gratuite

Toutes ces analyses sur l’angoisse, la liberté et la mauvaise foi renvoient au mode d’être de l’existant humain, ce pour-soi qui s’oppose en tout point à l’en-soi :

– Alors que l’en-soi constitue une plénitude d’être (il désigne les choses qui sont ce qu’elles sont, dépourvues de conscience)…

–  le pour-soi représente la manière d’être d’un existant qui jamais ne coïncide avec lui-même.

►  Échappement permanent à lui-même, il n’est jamais tout à fait soi.

►  Sans arrêt, il se sépare de lui-même.

– Alors que l’en-soi est opaque à lui-même, rempli de lui-même…

– le pour-soi est le mode d’être d’une conscience qui s’évanouit perpétuellement, simple mouvement de transcendance vers les choses.

La conscience n’est rien d’autre que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce « refus d’être substance » qui la constituent comme conscience.

Ainsi, le pour-soi est un être qui se caractérise comme mouvement et projet d’être. Cette notion de projet est, en effet, centrale :

– Nous existons comme projets ;

– Nous nous jetons perpétuellement en avant de nous-mêmes, vers l’avenir, vers ce qui n’est pas encore.

– Le pro-jet (du verbe projicere, jeter au loin) est cet acte par lequel nous tendons, de toute notre liberté, vers le futur et les possibles.

Ainsi sommes-nous totalement libres et totalement responsables : la responsabilité représente, chez Sartre, cette prise en charge totale de son destin par l’existant humain qui crée sa nature et crée le monde. Mais, en cette invention et ce jaillissement permanents que représente la liberté du pour-soi, je semble constamment sous une menace, celle qui nait de la présence et du surgissement d’Autrui dans le monde.

Sartre, Autrui et l’action collective

Que représente, pour moi, autrui ? Il désigne fondamentalement, l’Autre, le différent, c’est-à-dire « un moi qui n’est pas moi ».

Autrui, c’est, en effet, celui qui n’est pas moi et que je ne suis pas. N’y a-t-il pas ici l’annonce d’une menace, voire même d’une chute originelle ? C’est bien ce qui se passe dans la réalité selon Sartre.

– Du fait même que je m’offre dans le monde comme un « quasi objet » sous le regard d’autrui, je « tombe » véritablement au niveau des choses, et ce du fait de la liberté du sujet qui me regarde et me juge… « l’enfer, c’est les autres », selon la fameuse formule du huit clos.

Néanmoins, si nos existences sont, bien souvent, « tordues » et « viciées », du fait des « duels » de conscience qui surgissent ainsi, l’homme peut toujours retrouver des relations de réciprocité avec autrui, en particulier au niveau de l’action historique.

– Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre s’attache, en effet, à la praxis historique commune, où les sujets s’unissent et se ressemblent.

– Cette praxis libre désigne un dépassement collectif des conditions matérielles et ce, dans le cadre de l’action historique.

►  Sartre est, en effet,  proche, à cette époque, de la doctrine marxiste et la praxis représente, dans cette perspective, un projet organisateur commun où les différentes consciences s’efforcent, ensemble d’atteindre une fin.

►  Au sein de cette vision globale, Sartre s’attache au groupe, rassemblement unifié par une praxis commune, par une communauté d’action.

La foule qui prend d’assaut la Bastille forme un groupe.

Au contraire, les rassemblements sociaux sans unité véritable, sans visée interne unifiante (ex : une queue de voyageurs attendant l’autobus), représentent ce que Sartre appelle des séries, collections d’individus séparés et atomisés.

Le groupe incarne le projet historique libre alors que la série se vit sous le signe des praxis engluées, dans un monde où la liberté, sans être perdue, est néanmoins menacée.

Le mérite de Sartre est donc de s’être attaché à l’historicité, définie comme appartenance objective à une époque. L’homme est un être historique, qui existe temporellement et collectivement. Cet intérêt pour l’historicité humaine, s’il est apparu très tôt dans les écrits de Sartre, est tout particulièrement net à partir de 1960.

Toute l’œuvre de Sartre tourne autour de la notion de liberté, décrite individuellement, mais aussi dans sa dimension collective ou historique.

Sartre est le philosophe de la liberté à l’œuvre dans le monde et les choses, de la responsabilité construisant les valeurs et l’univers humains.

Repères Clés Jean Paul Sartre
Naissance - Mort 1905 - 1980
Oeuvres majeures L’Etre et le Néant
L’existentialisme est un humanisme
Huis Clos
Les mains sales
La Nausée
Critique de la Raison Dialectique
Cahiers pour une morale
Critique de la Raison Dialectique
Principaux concepts Liberté, Angoisse, Pour-soi / En-soi, Néant, Conscience, Nausée
Influencé par Heidegger, Hegel, Husserl, Kierkegaard, Freud
Inspirateur de Simone de Bauvoir, Camus, Merleau Ponty

Oeuvres majeures de Sartre :

– L’imagination (1936)

– La Nausée (1938)

L’Etre et le Néant (1943)

L’Existentialisme est un humanisme (1946)

Critique de la raison dialectique (1960)

L’Idiot de la famille (1971-1972)

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15 Comments

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  6. says: guele jonathan

    Parlant de la theirie de Sartre sur l’existence humaine et de Dieu comment peut-il ignorer que toute chose a une cause.

  7. says: Georges

    Sincèrement bravo pour cette excellente synthèse sur la liberté chez Sartre et, à partir de là, sur la philosophie de Sartre.

  8. says: Vanina Lys Ridings

    Si l’on pouvait éviter de citer Bernard Henri-Lév!!! ce serait plus sérieux .

  9. says: Frédéric Monnet

    Je suis émerveillé par la limpidité de votre commentaire. Il y a des auteurs comme Deleuze qui obscurcissent les philosophes. Heureusement, vous, ce n’est pas le cas. Je vais lire ce que vous dites de mon grand amour Baruch, et je suis certain que ce sera aussi limpide. Merci donc d’avoir éclairci le réseau obscure de mes neurones. Il suffit souvent, pour rendre accessible une pensée, de donner des équivalents. Exemple : il n’y a pas de nécessité à notre existence, ne veut rien dire pour moi. Par contre, je comprendrai si vous me dites : il n’y a pas d’explication à notre existence. La nécessité a quelque chose d’organique comme de s’alimenter ou de déféquer. L’explication est plus intellectuelle, plus du domaine de la parole. Les philosophes ont parfois tendance à être des poètes.

  10. says: Frédéric Monnet

    Cher Guele Jonathan, il est certain que tout a une cause, mais il est bien incertain que l’homme puisse les connaître toutes. Quand on sait que seulement 5% de l’univers est visible… ou que seulement 5 % de notre activité cérébrale est consciente, l’homme devrait en rabattre. L’aveu de notre ignorance est un bon antidote à notre ignorance et à notre impuissance… et à notre agressivité. Quant au recours à ce personnage mythique qui a fait taire tous les autres, ce sont des hommes qui en parlent, des hommes tout simplement qui ont refusé d’avouer leur ignorance et avait un débordant désir de dominer. Cette dernière impulsion est un terrible poison qui empoisonne encore les trois quart de la planète et explique bien des choses. Les amérindiens que l’on a décimé à juste titre, n’avaient pas cette attitude dominatrice.

  11. says: jimeryl

    A côté de la contingence de l’être et de l’absurdité du monde, Sartre disait aussi que “la nature est muette”. Drôle de liberté quand même qui condamne la nature au silence. Même si l’oeuvre de Sartre est philosophiquement majeur, il a quand même aussi quelques erreurs. Et je pense personnellement que cet erreur est le fait de pas mal de philosophes qui se prennent finalement au piège de leurs propres concepts. Non monsieur Sartre, la nature n’est pas muette. Ce sont seulement les hommes qui ne savent pas l’écouter.

  12. says: Mangeol Alain

    Pour moi qui suit athée et de formation scientifique, Sartre a surtout l’art de conduire à des évidences par des chemins tortueux. Le chat aussi est libre. Le chat est responsable de lui-même et rien que de lui-même, tout comme l’homme selon Sartre. Le chat ne forme pas de groupe d’intention, mais le loup, oui. Que la liberté de chacun soit limitée effectivement dans son expression par l’existence d’Autrui et par une peur pour soi (au sens trivial) inavouée, qu’on peut appeler “mauvaise foi”, voilà une belle découverte ! Les Grecs ne le savaient pas déjà ? Bref, Sartre semble oublier que l’humanité c’est aussi une accumulation d’expérience acquise et transmise de génération en génération. A mes yeux, si Sartre est responsable de quelque chose en dehors de lui, c’est bien d’avoir imposer son existence, laquelle a répandu un existentialisme qui est un anti-humanisme par excellence, et qui conduit, on le voit clairement aujourd’hui en Occident, à l’individualisme et au nihilisme. Hélas. Les philosophes ne devraient jamais sortir de leurs théories, qui sont toujours partielles, donc inapplicables.

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