Introduction
Dans notre article précédent (cf. De la science comme expérience de l’absurde), nous avions exploré l’étroite relation qui existe entre connaissance et ignoranceet qui nous a progressivementconduit vers une relation analogue, entre complexité du monde et incertitude. Malheureusement ce dernier couple convient bien moins à l’homme, dont la rationalité abhorre la complexité autant que l’incertitude. Ce, d’autant plus que les progrès techniques et scientifiques du monde moderne provoquent une explosion de l’information mondialement diffusée, et parfois dévoyée au profit d’intérêts personnels. En réponse au mal-être engendré, nos sociétés semblent donc décidées à faire fi de la trop exigeante connaissance et l’on voit aujourd’hui apparaitre deux conséquences aussi dangereuses qu’imparfaites. D’une part, une polarisation irréconciliable des opinions publiques, sur fond d’illusoires mais rassurantes certitudes. D’autre part, un relativisme sans limites qui repose sur un scepticisme pyrrhonien dénué d’empirisme.
Ces deux réponses occultent cependant le fait « que la réalité peut rendre des coups »1, pour reprendre les mots de Richard Dawkins. Et pendant que les hommes s’affrontent et tergiversent, entre volontés de domination politique – en son sens le plus large, celui des relations sociales entre individus – et atermoiements, ils oublient qu’ils ne sont pas seuls à décider, mais évoluent dans un écosystème complexe où l’individu a une influence sur ce système bien moins que ce dernier n’exerce de coercition sur l’individu. Si l’homme aspire à prospérer encore, il lui est donc essentiel d’intégrer cet écosystème dans ses actions et réflexions,et deconcilier ses intérêts personnels avec une réalité extérieure qu’il ne peut pourtant connaitre totalement.
Ce billet a pour but de mettre en lumière les insuffisances des deux réponses actuellement plébiscitées face au couple complexité/incertitude,insuffisances sur lesquelles nous nous appuierons afin de proposer un début d’alternative dépassant ces solutions, et qui s’efforcerait de mettre la réalité au centre des dissensus entre individus tout en acceptant l’incertitude à laquelle nous contraint la complexité de notre écosystème. Nous appelons cette solution, une maïeutique empiriste.
Realitas complexus – une réalité exigeante
Le terme complexité, rappelle Edgar Morin, vient du latin complexus et signifie « ce qui est tissé ensemble »2. De fait, la plupart des objets et phénomènes qui composent le monde dans lequel nous évoluons sont bien plus complexes que nous l’imaginons, en tant qu’ils émergent des interactions entre une foultitude de parties. Pour en avoir le cœur net, il suffit de nous risquer au jeu des prédictions et de constater à quel point celles-ci s’avèrent erronées. Il en va ainsi des prévisions météorologiques, économiques, des planifications de projet en entreprise, ou encore des paris sportifs. Et plus un évènement se montre difficile à prédire, plus il s’avèrera conséquent, qu’il soit positif comme l’écriture du prochain livre à succès, ou négatif comme l’apparition de la prochaine catastrophe naturelle.
Ces évènements improbables mais ayant de lourdes répercussions sur nos vies constituent ce que Nassim Nicholas Taleb nomme des cygnes noirs, thème qu’il explore largement dans son ouvrageau titre éponyme3. L’auteur insiste notamment sur le caractère non‑linéaire des systèmes dynamiques qui produisent ces cygnes noirs expliquant, à l’image de l’effet papillon, que d’infimes variations dans les conditions initiales d’un problème puissent déboucher sur des écarts exponentiels quant aux effets provoqués. Pour être en mesure de prédire correctement ces évènements, il nous faudrait donc non seulement disposer de capacités computationnelles bien supérieures à celles que nous octroient les plus puissants ordinateurs actuels, mais également connaitre simultanément et avec une infinie précision, l’ensemble des conditions de notre Univers à l’instant initial du phénomène étudié. L’auteur illustre ce phénomène par une étude du physicien Michael Berry sur le plutôt simple d’aspect jeu de billard. Berry se demande quel est le niveau d’information nécessaire dont il doit disposer pour prédire exactement la trajectoire d’une boule à mesure que celle-ci entrera en collision avec d’autres boules. D’après ses résultats, pour être en mesure de prédire la trajectoire de la boule après la sixième collision, il faut alors déterminer avec précision la force gravitationnelle exercée par les individus présents autour de la table4. Autrement dit, à moins qu’un joueur de billard soit capable de déterminer simultanément le poids et la position exacte de l’ensemble de ses spectateurs, il ne sera pas en mesure de calculer exactement la trajectoire de sa boule passées six collisions avec d’autres boules. Remplaçons les boules de billard par des individus et les collisions par des échanges financiers, et il ne reste alors pas grand-chose de nos prédictions économiques.
Cette incertitude irrémissible face à la complexité, c’est ce qu’exprimait déjà Henri Poincaré dans « Calcul des probabilités » :
« Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l’univers à l’instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation qu’approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c’est tout ce qu’il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu’il est régi par des lois ; mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. »5
De même qu’il nous est impossible de prédire nombre d’évènements avec précision, il nous est impossible de les expliquer avec précision. Il n’y qu’à tenterde reconstituer la scène banale d’un verre qui tombe par terre à partir des morceaux de verre qui gisent éclatés au sol pour s’en convaincre. Au mieux nous pouvons soutenir que le verre s’est cassé en tombant, mais il sera impossible d’aller plus loin et de remonter à la position ou la forme précise du verre avant qu’il ne tombe. Ce problème d’induction s’explique par le second principe de la thermodynamique qui pose que, dans un système fermé, l’entropie – c’est-à-dire le désordre – va croissante. Pour dépasser le chaos promis par cette loi physique, il nous faut donc sortir des systèmes fermés dans lesquels nous opérons trop souvent par égocentrisme, au profit de systèmes ouverts qui ne sont pas condamnés à un accroissement de l’entropie. Dans son « Introduction à la pensée complexe », Edgar Morin nousinvite pour cela à penser l’homme comme sous-système d’un autre bien plus vaste en l’espèce de sonenvironnement.En s’intégrant dans celui-ci, l’homme s’ouvre donc à un nouveau système que l’auteur qualifie d’auto-éco-organisateur, dans lequel l’augmentation du désordre n’est plus fatale, mais va au contraire faire apparaitre de l’ordre.Il en va ainsi par exemple, de la bougie qui, si elle se retrouve coupée du monde sous une cloche de verre, va s’éteindre par manque d’oxygène, tandis qu’à l’air libre, elle se consume paisiblement conformément aux lois de la physique. De même le sujet aspirant à s’épanouir doit s’écarter d’une pensée solipsiste et garder à l’esprit qu’il évolue dans un écosystème complexe.« Connaitre, nous dit finalement Edgar Morin, c’est produire une traduction des réalités du monde extérieur »2.
Vade retro realitas–ou quand l’homme fuit la réalité
Il semblerait toutefoisque la complexité ait progressivement raison de la connaissance. Alexis de Tocqueville avait déjà remarqué « qu’une idée fausse mais claire et précise aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie et complexe »6. Aujourd’hui, les neurosciences confirment son idée. Dans « Denying to the grave », les chercheurs Gorman expliquent que lorsque nous parvenons à confirmer nos croyances, cela active une partie de notre cerveau liée au plaisir également stimulée par exemple par l’alcool, tandis que changer notre avis sur les choses active une partie liée à la peur et l’anxiété7. Malheureusement, « ce monde n’est pas là pour nous faire plaisir »8, pour paraphraser Nietzsche, et nos progrès techniques n’ont fait qu’accentuer ce constat.
Certes aujourd’hui l’homme étend sa réalité au sens où, grâce aux technologies qu’il développe, il devient capable de savoir toujours plus vite ce qui se passe toujours plus loin dans le monde. En contrepartie sa réalité se trouble, puisque ces technologies s’imposent comme vecteurs de médiation entre l’homme et la réalité. Nos croyances doivent alors se fonder sur un monde qui n’est plus directement expérimenté mais qui est perçu par médias interposés (télévision, réseaux sociaux, etc.).
Ainsi l’extension de notre connaissance se paye par une explosion de la quantité et de la variété des informations que nous sommes contraints de traiter. Mais bien que ces informations soient toutes réelles, elles ne fournissent en revanche par toute le même degré de vérité, c’est-à-dire de correspondance entre l’information transmise et la réalité extérieure. Pour continuer à tenir compte de la réalitéil faut donc que l’homme aille contre sa nature et s’empare du courage nécessaire pour trier ces informations selon leur degré de vérité, ce qui lui impose notamment de changer régulièrement d’avis au gré des informations diverses et parfois même contradictoires qui lui parviennent. Afin de ne pas sombrer dans la dysthymie, nos sociétés prennent donc plutôt le pari de se passer de la vérité. Ce phénomène fut décrit par Steve Tesich dans une critique écrite en 1992 (lien en anglais) à travers laquelle il observe que le peuple américain s’est détourné de la vérité en répercussion aux révélations des mensonges du président Nixon dans l’affaire du Watergate. Il écrit notamment :
« Tous les dictateurs ont travaillé à supprimer la vérité ; nous américains avons acquis un mécanisme spirituel qui peut priver la vérité de toute importance, en tant que peuple libre, nous avons librement décidé que nous souhaitons vivre dans un monde sans vérité. De ce fait, nous sommes privés de critères à partir desquels nous pouvons évaluer les choses, de sorte que nous décidons de voir la vertu dans la banalité, c’est tellement nul que c’est bien. »9
Ce constatccontinue de s’amplifier et se traduit aujourd’hui par une défiance accrue des populations à l’égard de sujets connexes à la réalité, qu’il s’agisse des sciences et techniques qui visent à s’en approcher, ou de la politique dès lors qu’elletroque ses promesses pour un certain réalisme. Dans le même temps, nous aspirons cependant à augmenter toujours plus notre confort de vie à l’aide de technologies numériques ancillaires. Contrariés par l’impossibilité de faire ployer la réalité à ses moindres désirs, nous nous tournons donc vers le virtuel, illusion dans laquelle nous espérons pouvoir procéder à une catharsis du progrès, séparant le bon du mauvais comme l’on nous met en garde à propos du cholestérol. Cette situation créée de nombreux dilemmes puisque ce qu’on qualifie de progrès n’est par essence ni bon ni mauvais mais constitue plutôt ce que les grecs appelaient pharmakon, à savoir ce qui est à la fois poison et remède. Pour citer Paul Virilio, «inventer le navire c’est inventer le naufrage »10. Ainsi, nous voulons plus de connectivité internet mais nous ne voulons pas d’antennes satellites proches de nos habitations par peur des dégâts que pourraient provoquer les ondes sur nos cerveaux. De même, de plus en plus de parents refusent aujourd’hui de faire vacciner leurs enfants par peur d’effets secondaires non démontrés, oubliant que ces vaccins les immunisent contre des maladies dévastatrices qui menacent de ressurgir si les traitements prophylactiques ne sont plus utilisés.
Aussi, s’il est normal que l’homme développe de nouveaux outils, il est également essentiel que son action soit tempérée par une réflexion critique collective. Or la recherche d’une vérité devenue trop exigeante fragmente la réalité en deux camps minoritairesséparés par une majorité indécise et circonspecte, etqui ne sont plus liés que par leur recours aux dogmes du relativisme et de l’utilitarisme. D’un côté, les inconditionnels du progrès à tout crin qu’il s’agisse des partisans de l’hubris qui prônent la croissance infinie du PIB, ou l’inféodation de l’homme à la technique, prêchant une religion dont le Dieu serait une intelligence artificielle transcendante. De l’autre, les porte-étendards d’un conservatisme exacerbé que Gérald Bronner catégorise comme du « précautionnisme »11, et qui se fonde sur la simple devise« je crois ce que je crains »11. Au milieu des deux camps reste une masse dubitative, qui tente encore de démêler le vrai du faux mais qui perd chaque jour un peu plus le fil de la vérité.
Realitas ante porcos– l’homme se croit-il au-dessus de la réalité ?
Car la fuite en avant de la raison face à la complexité du monde est très vite exploitée par quelques sophistes, ceux que Platon fustigeait déjà dans l’antiquité, toujours soucieux de satisfaire leurs intérêts personnels. Sur ce point, l’analyse d’Hannah Arendt sur le conflit entre vérité et politique présentée dans « La crise de la culture »12, reste plus que jamais d’actualité. Arendt nous y rappelle que la vérité présente un caractère coercitif par le simple fait d’être, ce qui la rend plus forte que n’importe quel non‑fait. C’est pourquoi elle est depuis toujours la cible de ceux qui veulent accéder au pouvoir, en tant qu’elle lève le voile sur les illusions qu’ils promettent afin de séduire les masses. Arendt s’appuie notamment sur la philosophie politique développée par Thomas Hobbes dans son Léviathan, dont elle reprend le passage suivant :
« Je ne doute pas que, s’il eut été chose contraire au droit d’un homme à la domination, ou à l’intérêt des hommes qui détiennent la domination que les trois angles d’un triangle soient égaux aux deux angles d’un carré, cette doctrine eût été, sinon contestée, du moins supprimée par la mise au bucher de tous les livres de géométrie, pour autant que celui qu’elle concernait en ait eu les moyens. »13
Une bataille s’engage alors entre maïeutique et rhétorique, ou, pour reprendre Hobbes à nouveau, « entre le raisonnement solide et l’éloquence puissante ». Et à l’heure où l’information est exponentiellement produite et diffusée, l’éloquence spontanée et ciblant directement les affects semble en passe de prendre le dessus sur le raisonnement plus lent. Le symbole de cet ascendant reste l’élection de Donald Trump, le président qui communique via ses algarades Twitter en 140 caractères. Car le sophiste a pour lui d’être un homme d’action, qui n’hésitera pas à scander des mensonges qui rassurent, tandis que l’homme de raison prend le temps de vérifier scrupuleusement ses conjectures, pour réussir ne serait-ce qu’à formuler des hypothèses probabilistes qui s’apparentent souvent à des vérités qui dérangent.
Cependant Hannah Arendt souligne que, « conceptuellement, nous pouvons appeler vérité ce que l’on ne peut changer ». Par cette phrase, la philosophe insiste sur l’importance de la vérité qui par son caractère immuable est plus à même que de garantir la stabilité nécessaire au développement de l’homme que le mensonge, dont le pouvoir, borné par l’imagination humaine, est illimité et incontrôlable dans le temps. C’est pourquoi l’auteur insiste sur le fait que « le respect de la vérité, c’est-à-dire l’acceptation de la limitation de la liberté politique par les vérités factuelles, est ainsi la condition de l’action politique ». Sur ce point, même Machiavel – trop souvent repris à tort par les partisans du cynisme politique décomplexé – ne disait pas autre chose lorsqu’il se proposait d’aller « droit à la vérité effective de la chose »14, et de baser l’action politique sur le pragmatisme.
Dura realitas, sedrealitas– on ne badine pas avec la réalité
Le pragmatisme est justement devenu, au 19ème siècle, un courant de pensée philosophique dont le fondateur est l’américain Charles Sanders Pierce. Ce courant part du postulat kantien qu’on ne peut accéder à la réalité objective puisque la production de connaissance est conditionnée par le sujet subjectif, mais qu’on ne peut non plus se satisfaire d’interpréter la vérité par l’utilité immédiateque nous souhaitons acquérir. Charles Pierce prend l’exemple de l’autruche qui, sentant le danger approcher, enfonce sa tête dans le sable pour nier ce danger et se rassurer. C’est en quelque sorte le comportement que nous adoptons aujourd’hui lorsque nous prenons conscience de lourdes conséquences de l’activité humaine sur l’écosystème terrestre mais que nous relativisons les analyses scientifiques qui prédisent consensuellement une aggravation de la situation dans les années à venir. Plaisante ou non, la réalité finira toujours par nous rattraper, et persister dans sa négation ne fera qu’empirer la situation. Pourtant, nous nous entêtons parfois à l’extrême, quitte à ressembler à Poprichtchine, le héros du « Journal d’un fou » de Gogol15 qui s’imagine subitement héritier du trône d’Espagne, et pousse son délire jusqu’à interpréter les châtiments qu’il subit en hôpital psychiatrique pour des rites d’intronisation préalables à son couronnement. Dans le cas de nos sociétés, le problème est accentué par l’opacité qu’entraîne le volume d’actions collectives. C’est le problème des embouteillages, qui surviennent sous l’effet de la conduite individualiste de milliers d’automobilistes avant tout préoccupés par l’idée d’arriver chacun à sa manière à destination, que celle-ci implique d’arriver le plus vite ou le plus sereinement possible, et qui vont donc changer régulièrement de file, accélérer, freiner, ou encore rouler continuellement sur la file du milieu, créant ainsi un désordre qui va congestionner la voie de circulation. Une fois pris dans les bouchons, chacun de ces automobilistes pointera ensuite la faute sur la conduite de ses congénères puisque, comme le notait Voltaire, « dans une avalanche, aucun flocon ne se sent jamais responsable ». Ce phénomène constitue ce que les économistes appellent « la tragédie des communs », terme utilisé pour définir les problèmes liés à la surexploitation d’une même ressource par un grand nombre de personne cherchant à servir leurs intérêts.
Et quand le déni de réalité est propagé à grande échelle, les conséquences sont d’autant plus néfastes. L’ouvrage « Effondrement »16 de Jared Diamond explore largement les excès que nous avons passés en revue ici et qui sont les mêmes qui ont déjà précipité la fin de sociétés anthropologiques prospères comme celles des habitants de l’île de Pâques, des Mayas ou encore des vikings du Groenland. L’auteur liste cinq facteurs qui, à eux seuls ou au cumulé de plusieurs d’entre eux, provoquent l’effondrement des sociétés. Il s’agit de la dégradation environnementale, du changement climatique, de l’affrontement avec des voisins hostiles, de la perte de partenaires commerciaux, et de l’inadéquation des réponses de la société elle‑même à ses problèmes environnementaux. Notre époque ne semble donc pas en bonne posture à l’aune des dégâts environnementaux que causent l’activité humaine et qui provoquent également des dérèglements climatiques, ou des regains de tensions géopolitiquescombinées au retour des protectionnismes économiquesdes grandes puissances mondiales.
Aperçue d’une alternative : les grands principes d’une maïeutique empiriste
Face à la complexité du monde, notre époque est tentée de se détourner de la connaissance pour s’inscrire dans une sociétéaux plaisirs illusoires comme celle du spectacle, décrite par Guy Debord, ou celle de la consommation décrite par Jean Baudrillard. Cette situation profite à ceux dont la morale est inversement proportionnelle à l’amour du pouvoir, qui alimentent les rêves des foules pour mieux écrire les leurs.
Cette situation pose deux problèmes majeurs. Le premier est qu’il existe un lien intime entre vérité et démocratie, et que le recul de l’un s’accompagne forcément du recul de l’autre. Si jusqu’à présent c’est d’abord le recul de la démocratie qui avait entrainé un recul de la vérité, nous assistons actuellement au scénario contraire. Le second problème est le danger que représente le détournement de la réalité au profit de l’illusion. Nous avons tendance à croire notre monde insubmersible tout comme ses passagers imaginaient le Titanic. Et lorsque le bateau heurte l’iceberg, nous continuons à danser comme si de rien n’était. Il serait pourtant dommage d’attendre d’être plongés dans l’eau glacée avant de réagir.
Pour répondre à ces deux problèmes, nous suggérons la combinaison de deux concepts philosophiques. D’abord, la maïeutique socratique comme procédé d’accouchement des idées en réponse au premier problème. Cette méthode prône en effet un questionnement successif des individus pour arriver à une connaissance démocratique plutôt que l’affirmation de croyances personnelles pour imposer une pensée dogmatique.Cependant, pour que la maïeutique opère, il faut bien quelques croyances fondamentales sur lesquelles s’appuyer. C’est ici qu’intervient l’empirisme, courant philosophique qui nous invite à faire de l’expérience sensible la pierre de touche de toute connaissance. Ces expériences constituent donc le socle à partir duquel nous pouvons nous questionner et parvenir ainsi, de fil en aiguille, à prédire le monde qui nous entoure pour mieux agir sur celui-ci. Ainsi que l’a dit Francis Bacon, figure majeure de l’empirisme, « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant ». En plaçant l’expérience sensible au fondement de l’accès à la connaissance, l’empirisme de Bacon répond également à notre second problème qui est de tenir compte des réalités qui s’imposent à nous. Dans son œuvre principale, le « Novum Organum », Bacon présente par ailleurs sa théorie des idoles dans laquelle il liste quatre préjugésqui entravent la connaissance humaine. Aussi le dépassement de ces quatre idoles constitue un préalable à toute maïeutique empiriste.
Les premières idoles sont celles de la tribu. Il s’agit des biais cognitifs qui nous conduisent, ainsi que nous l’avons vu, à préférer les plaisirs illusoires à une vérité parfois trop dure. Et bien que nous ne puissions dépasser ces biais profondément ancrés en nous, ces limites qui bornent les capacités de la raison humaine devraient au moins nous obliger à préférer l’humilité dont est chargée la maïeutique aux certitudes affichées par la rhétorique.
Viennent ensuite les idoles de la caverne, directement inspirées de l’allégorie de Platon, qui correspondent aux conditionnements transmis par nos habitudes et modes de vie, et qui nous font persister dans nos plaisirs illusoires même lorsque la réalité s’assombrit. Pour dépasser ces préjugés, il nous faut faire preuve d’ouverture d’esprit, contrairement aux sophistes qui condamnèrent Socrate à mort.
En troisième, Bacon dénonce les idoles de la place publique, à savoir les confusions et malentendus qui émanent de l’ambiguïté des situations que peine à traduire notre langage. Nous avons vu notamment que ces idoles sont plus prégnantes aujourd’hui à mesure qu’une quantité grandissante d’information toujours plus pauvre en vocabulaire circule à travers le monde. C’est pourquoi il importe de hiérarchiser l’information qui nous parvient selon que nous en faisons l’expérience sensible directe ou qu’elle nous arrive par moyens de médiation interposée.
Enfin il reste les idoles de la scène, qui désignent toute forme de doxa imposée par quiconque. À cette dernière forme d’idole s’oppose le devoir d’honnêteté intellectuelle, c’est-à-dire une obligation morale de ne pas déformer sciemment la réalité dans le but de satisfaire d’abord des velléités égoïstes. Au contraire, le destin commun que constitue la si fragile aventure humaine devrait nous inciter à développer notre intersubjectivité, c’est-à-dire notre capacité à nous projeter dans la subjectivité d’autrui afin d’en extraire le complément de réalité que celle-ci peut ajouter à la nôtre, et qui nous permettra de nous rapprocher chaque fois un peu plus de la réalité, sans toutefois jamais pouvoir l’atteindre totalement.
Conclusion
Dans un des fragments de pensées que nous a légué Pascal, ce dernier suggère, comme début de réponse au mystère de l’homme, « qu’il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut »18. La maïeutique empiriste ne propose rien de mieux, etpart du constat qu’il nous est impossible d’accéder à la réalité objective mais nous invite tout de même à nous questionner les uns les autres sur ce qu’elle peut être. Pour cela, elle suggère de partir de l’expérience sensible comme fondation à toute connaissance ultérieure, évitant par conséquent de sombrer dans un doute iatrogénique. Toutefois, ce mode de pensée nécessite une approche sagace et altruiste, tant la vérité ne peut exister que par un subtil équilibre entre ouverture d’esprit sans relativisme et recherche de la connaissance adogmatique. Bien qu’exigeante et parfois éreintante, cette méthode de réflexion nous invite à ce que Michel Foucault définissait, dans son dernier cours au Collège de France il y a bientôt 34 ans, comme « le courage de la vérité »19.
Matthieu Daviaud
- Richard Dawkings – The magic of reality
- Edgar Morin – Introduction à la pensée complexe
- Nassim Nicolas Taleb – The black swan
- https://io9.gizmodo.com/the-physical-limit-of-trick-shots-in-billiards-1532036405
- Henri Poincaré – Calcul des probabilités
- Alexis de Tocqueville – De la démocratie en Amérique
- Sara E. Gorman, Jack M. Gorman – Denying to the grave
- Friedrich Nietzsche – Le gai savoir
- Steve Tesich – A government of lies
- Paul Virilo – Cybermonde, la politique du pire
- Gérald Bronner – Perception du risque et précautionnisme
- Hannah Arendt – La crise de la culture
- Thomas Hobbes – Léviathan
- Machiavel – Le prince
- Nicolas Gogol – Le journal d’un fou
- Jared Diamond – Effondrement
- Francis Bacon – Novum Organum
- Pascal – Pensées
- Michel Foucault – Le courage de la vérité