« L’histoire n’est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont des pages blanches » (Hegel)
L’idée selon laquelle l’ accouchement de l’histoire ne s’est jamais fait sans douleur est hégélienne avant d’être léniniste, même si la formule se trouve dans le Capital (Live I, chapitre 24). A y regarder de plus près, la thèse de l’inéluctabilité de la violence comme moteur de l’histoire ne fut pas développée par Marx et Engels mais par les grands leaders révolutionnaires au XX siècle – on pense au fameux aphorisme de Mao Zedung
« La révolution n’est point un dîner de gala, ce n’est pas comme si on écrivait un essai, peignait un tableau ou brodait une fleur. Elle ne peut s’accomplir avec autant de raffinement, d’aisance et d’élégance, avec autant de douceur, de calme, de respect, de modestie et de déférence. Une révolution est une insurrection, l’acte de violence par lequel une classe renverse le pouvoir d’une autre classe»[1].
Quoi qu’il en soit, la conviction suivant laquelle les insurrections ou les révolutions non-violentes n’ont aucune chance d’aboutir reste solidement ancrée dans la conscience collective, tout particulièrement en France. C’est dire à quel point la publication de l’ouvrage de Erica Chenoweth et Marie J. Stephan, préfacé par Jacques Sémelin[2], dix ans après sa parution aux USA, est aujourd’hui une excellente nouvelle.
Les deux auteures, Erica Chenoweth et Maria J. Stephansotn sont des universitaires américaines. La première enseigne à Harvard au sein de la Kennedy School of Governement et la seconde a rejoint l’US Institute for Peace, fondation fédérale financée par le Congrès américain. Couronné de plusieurs prix depuis sa parution en 2011, dont le prestigieux American Political Science Association’s Award, cet ouvrage à la fois sérieux et détonnant séduit à un double titre : premièrement, il met à mal les convictions habituelles ( « seule la violence paie ») en s’appuyant sur une méthode rigoureuse (le vrai étant réputé falsifiable, toutes les hypothèses seront « testées » à l’épreuve des faits) ; d’autre part, il soutient que le temps des révolutions violentes est globalement révolu, preuves à l’appui.
La thèse de l’ouvrage est la suivante : contrairement à ce que l’on croit en général, les insurrections non-violentes sont plus efficaces que leurs équivalents violents : elles atteignent leurs objectifs trois fois sur quatre contre une fois seulement pour les révoltes ou tentatives de révolutions violentes. De plus, les mouvements de résistance civile (non-violents) offrent de bien meilleures perspective d’avenir démocratique que les révoltes violentes qui ouvrent le plus souvent la voie à des régimes peu soucieux des droits humains. Pour parvenir à cette conclusion contre-intuitive, les deux chercheuses se fondent sur l’étude comparative de 323 insurrections, qui se sont produites entre 1900 et 2006, ainsi que sur l’analyse détaillée de quatre cas exemplaires: l’Iran (1979) la Palestine (1992) les Philippines (1986) et la Birmanie (1990). Nombre d’ insurrections non-violentes ont échoué, comme celle du Tibet (en 1987-1989) tandis que des campagnes violentes ont réussi (comme celle du FLN par exemple (Algérie, 1952-1962). Mais ces cas restent marginaux, et les chiffres sont sans appel : le bilan est très largement en faveur des premières. Cette conclusion surprendra les lecteurs français plus familiers de Franz Fanon, Jean-Paul Sartre ou Trotsky que de Thoreau et de Gandhi. Toutefois, cette étude ne tombe pas du ciel : Erica Chenoweth et Maria J. Stephan s’inscrivent dans un courant de recherche qui a permis de collecter un nombre impressionnant de données sur les nombreuses formes de révoltes qui ont émaillé le XX siècle, depuis les campagnes de désobéissance jusqu’aux guerres civiles, en passant par des tentatives de sécession, ou encore des entreprises de libération d’un territoire par rapport à une occupation étrangère. Les deux auteures ont pu s’inspirer entre autres des travaux du chercheur Gene Sharp. Dès les années 1970, rompant avec une vision irénique de la non-violence, ce dernier a développé une approche pragmatique des mouvements de révolte. Sa principale contribution, The Politics of Non-Violent Action, a été publiée en trois volumes en 1973. La reconnaissance de ses travaux lui a permis de créer à Harvard en 1984 un centre de recherches sur les stratégies non violentes (Program on Nonviolent Sanctions) au sein du Center For International Affairs (CFIA).
Le livre de Erica Chenoweth et Maria J. Sephan, qui relève de la même approche empirique, ne se contente pas de recenser des événements dont l’interprétation peut d’ailleurs donner lieu à des conclusions aussi diverses que discutables. Elles proposent une grille de lecture qui donne tout son intérêt à la thèse « révolutionnaire » quelles soutiennent. Si cette approche militante et néanmoins rigoureuse emporte finalement l’adhésion, c’est entre autres raisons parce que les auteures accordent une large place à la discussion scrupuleuse des objections suscitées par leur thèse.
Le postulat sur lequel repose tout l’ouvrage est double, à la fois philosophique et politique. Philosophique : c’est l’idée, absolument cruciale, d’une distinction stricte, voire d’une opposition, entre « force » et « violence ». Les mouvements révolutionnaires peuvent être « forts », dans la mesure où ils parviennent à déstabiliser le pouvoir en faisant la démonstration que la toute puissance du camp adverse est factice, puisqu’elle ne procède que de notre propre « faiblesse ». De ce point de vue, le livre de Srdja Popovic[3] paru en 2015 illustre à merveille la thèse des deux chercheuses, comme le suggère si bien le titre : Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes, Ed. Payot, 2015). De fait, la recette du succès est connue depuis belle lurette. Les théoriciens de la non-violence et les partisans de la désobéissance civile se réfèrent à l’idée de La Boétie dans son célèbre Discours de la servitude volontaire (1548) : la puissance et la longévité des pouvoirs dictatoriaux ne s’explique pas par la quantité d’armes dont ils disposent, mais par la passivité coupable, la veulerie, l’indolence, le fatalisme, voire le consentement implicite de ceux qui s’y résignent. Gandhi le soulignera à son tour : « Le gouvernement n’a aucun pouvoir en dehors de la coopération volontaire ou forcée du peuple. La force qu’il exerce, c’est notre peuple qui la lui donne entièrement. Sans notre appui, cent mille Européens ne pourraient pas même tenir la septième partie de nos villages » [4]. La volonté révolutionnaire, le jour où elle se manifeste, procède d’une soudaine exaspération, d’une prise de conscience d’une liberté longtemps occultée et du refus de collaborer que ce réveil finit par susciter.
Le second axiome de l’essai, d’ordre politique, relève de l’expérience et du bon sens : la violence est vouée à l’échec face à un adversaire qui détient à lui tout seul l’exclusivité des moyens de contrôle et de répression. Jacques Sémelin le rappelle dans sa préface « Il faut être politiquement insensé pour dire que tout le pouvoir est au bout du fusil quand c’est l’adversaire qui possède tous les fusils! » [5]. Les prises de positions des auteures, on le voit, sont stratégiques (qu’est-ce qui marche?) et nullement idéalistes ou utopistes (nulle condamnation morale a priori de la violence).
Les objections, qui sont nombreuses, sont ensuite passées au peigne fin. Les révolutions réussies ne s’expliquent-elles pas par un contexte favorable, si bien que la révolte, violente ou pas, ne fait qu’accélérer la chute inéluctable d’un pouvoir exténué ? Ce type de spéculations sont un peu fumeuses, car nul ne sait ce qui se serait passé par exemple sans la prise de Bastille et l’intelligence politique des acteurs de la Révolution française…. Quant à la question de la définition de la violence, si délicate, si litigieuse, elle n’est pas éludée, mais elle n’est pas tranchée non plus, car des méthodes dites non-violentes seront toujours jugées séditieuses, donc « violentes », par le pouvoir en place puisque celui-ci estime toujours disposer du monopole de la violence (ou de la force?) légitime. Les auteures ne cherchent pas non plus à cacher que violence et non-violence sont le plus souvent associées, voire entremêlées, comme ce fut le cas par exemple en Algérie, en Afrique du Sud, en Palestine, en Indonésie etc. Comment cataloguer les insurrections dans ces conditions? Cette difficulté en recoupe une autre, plus embarrassante encore : qu’appelle-t-on au juste « réussite » et « échec »? La révolution iranienne (1977-79) est une « réussite » selon le critère retenu pas les auteures (atteindre l’objectif précis que se sont fixé les insurgés : en l’occurence le départ du Shah). Mais que penser de la tournure prise par le régime qui s’en est suivi, théocratique et furieusement répressif ? On se pose aujourd’hui les mêmes questions à propos des succès pour le moins mitigés des printemps arabes, notamment en Egypte. On ose à peine évoquer le cas de la Syrie, si désespérant ! Rédigé en 2010, l’ouvrage n’anticipe pas le renversement des situation qui a suivi, en particulier en Egypte – on ne saurait leur en faire le reproche. Les auteures ont admis d’emblée que les insurrections non-violentes ne sont aucunement la garantie de l’instauration pérenne de régimes démocratiques. Elles indiquent seulement que les chances de réussite sont meilleures quand les moyens employés sont respectueux des principes qui devront être mise en oeuvre en cas de réussite.
Il est probable que les partisans de la violence révolutionnaire envers et contre tout continueront de ruminer leur inusable refrain : celui qui ne veut pas mourir (ni donner la mort) se condamne à l’esclavage. Si, en 1940, face à Hitler, les résistants avaient été pacifistes, où en serions nous aujourd’hui ? Les suffragettes posaient des bombes et attaquaient les ministres à coup de de marteau : n’ont-elles pas eu bien raison puisque le gouvernement a fini par céder? Ou encore, dans une version plus soft : aurait-on pris en compte les revendications des Gilets Jaunes s’il avaient pas attaqué l’Arc de triomphe? Un ouvrage récent nous suggère de reconsidérer nos stratégies progressistes et révolutionnaires à la lumière du « succès » du mouvement des Gilets Jaunes (Sortir de notre impuissance politique, Geoffroy de Lagasnerie, 2020).
Les leçons de cet ouvrage novateur, qui relativise le pouvoir de la violence, me paraissent plus clairvoyantes et plus en phase avec tous les mouvements actuels de désobéissance civile qui se multiplient aujourd’hui aux quatre coins de la planète. Ni les bombes artisanales ni les voitures-béliers ne sont en mesure de faire revenir les Etats à plus de raison et de prudence sur le dossier climatique – entre autres. Des stratégies innovantes, créatives, fines, adaptées au tempérament de chaque Etat, à l’image de celles qui ont démontré leur efficacité au siècle passé, sont plus agiles et, finalement plus machiavéliennes. Il ne s’agit toutefois que d’un pari, les chances de succès restent dans tous les cas aléatoires. Ce qui ne doit pas nous dissuader d’y réfléchir et d’en débattre sereinement. Sans violence.
Laurence Hansen-Löve
Auteure de La violence. Faut-il désespérer de l’humanité? (Editions du Retour. 2020)
[1] (Mao Zedong, Rapport sur l’enquête menée dans le Hunan à propos du mouvement paysan, mars 1927)
[2] Jacques Sémelin, directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences-Po est le spécialiste français des questions de résistance civile. Il a publié notamment:Sans armes face à Hitler. La Résistance civile en Europe (1939–1943), Paris, Payot, 1989, et Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la mort, Le Seuil, 2013.
[3] Srdja Popovic , qui fit tomber Milosvitch fut également l’inspirateur des révolutions fleuries ( Georgie , Liba ,Ukraine ainsi que l’architecte secret des printemps arabes
[4] La jeune Inde, Stock 1948, p.195
[5] Propos d’un militant américain Saul Alinsky, inventeur d’une méthode non-violente originale visant à rendre un pouvoir de pression aux plus déshérités des ghettos de Chicago,
[6] Saul Alinsky, Manuel de l’animateur social, Seuil, coll. Esprit, 1976.
La guerre menée par le FLN en Algérie n’avait rien de révolutionnaire. C’était l’affrontement entre deux nationalismes (algérien contre français) et les massacres de pied-noirs et de harkis commis par le FLN constituent (de l’aveu même de certains indépendantistes algériens) un crime contre l’humanité.
En Afrique du sud une oppression et un racisme ont été remplacés par une autre forme d’oppression et une autre forme de racisme. Nelson Mandela disait “J’ai lutté toute ma vie contre la domination blanche et contre la domination noire.” Malheureusement l’Afrique du sud contemporaine ce sont les massacres de fermiers Blancs (femmes et enfants inclus) sans compter les violences homophobes ou xénophobes contre les immigrés africains venus des pays voisins. Aux antipodes de la nation arc-en-ciel voulue par Mandela. Quelle conclusion faut-il en tirer ? Que l’Histoire avec une grande Hache n’est qu’une succession d’horreurs succédant à d’autres horreurs. La croyance au “progrès” est la source d’une grande partie des malheurs sur terre ainsi que l’esprit de ressentiment dont parlait Nietzsche. Il n’existe dans tous les cas aucune violence aveugle justifiée :
“Les armes sont des instruments néfastes
Ce ne sont pas les instruments du gentilhomme
Celui-ci ne les utilise qu’en cas d’absolue nécessité
Pour lui la inquiétude est supérieure
Triompher c’est se réjouir du massacre d’hommes
(…) Du massacre d’hommes on ne peut qu’éprouver un grand chagrin
Il faut célébrer une victoire comme une cérémonie de deuil”
Lao Tseu
“Non n’assassinez point, n’exportez point : ces atrocités sont celles des rois ou des scélérats qui les imitèrent ; ce n’est point en faisant comme eux que vous forcerez de prendre en horreur ceux qui les exerçaient.”
DAF de Sade
Sylvain Foulquier
La guerre d’Algérie c’est une révolution d’indépendance.
@Zaouche Zerouk
Votre independance a été bâtie sur un crime contre l’humanité. Et pour ce que vous en avez su en faire…