Cette tribune est à la fois l’approfondissement des réflexions sur l’intime, l’amour et le couple proposées dans ces colonnes depuis deux ans, et la réaction au dossier de Philosophie Magazine numéro 121 de juillet et août 2018 intitulé « pourquoi avons-nous besoin d’être aimés ? ».
Des couples à la recherche de l’équilibre
L’amour est un mystère qui semble s’approfondir au fur et à mesure que nous le connaissons. Les couples, peu important le contexte de leur rencontre, du plus romantique au moins habituel, se questionnent de plus en plus, et de plus en plus tôt. La durée d’une relation amoureuse semble se réduire avec le temps, comme si la tentation était plus grande que par le passé ou encore comme si le culte du changement avait eu raison du lien amoureux.
En proposant de poser un nouveau regard sur le couple du XXIème siècle, je m’interrogeais déjà sur l’avenir de celui-ci, quitte à penser, brusquement, que l’Intime serait la seule issue pour le couple. Inquiétant, en effet, de voir déferler sur ledit couple (par définition subjectif) la vague de l’objectivisation, où l’on note, l’on mesure, l’on chronomètre la relation (sentimentale ou sexuelle). L’on revient encore une fois au culte de la performance, qui vient s’ajouter à la liste des bourreaux du couple.
L’issue de secours (ne serait-ce que cette expression est inquiétante) pour le couple est donc l’Intime, et ce pour deux raisons. D’une part, parce qu’il devient une condition d’existence, permettant de faire de la complexité du monde une donnée (et non un subi) acceptée et acceptable. La complexité du Moi devient tolérable et vivable, bien loin de notre volonté contemporaine d’omniscience. D’autre part, parce que l’Intime est le dernier rempart contre le Mal, tout en demeurant en première ligne pour circonscrire le Chaos du Monde et en nous. L’Intime permet, et ce de manière inédite, de veiller sur soi et sur l’Autre.
A la différence de l’Amour, qui a longtemps été vu comme l’apanage d’une manipulation, l’Intime ne fait pas de l’Autre un moyen pour une fin. Les protagonistes intimes sont deux Êtres qui, bien entendu, parfois s’entrechoquent, mais dont la présence partagée, en tant que sujets, est inépuisable, pour paraphraser François Jullien dans Une seconde vie. Rien à voir, donc, avec l’analyse de Vincent Delecroix sur le besoin d’amour : « au mieux, une affirmation tragique de la finitude ; au pire, une faiblesse de caractère, un narcissisme exacerbé, un culte du Moi ».
L’espérance pour les couples aujourd’hui est une pleine satisfaction ensemble. Seulement, deux problèmes se posent ici. D’abord, l’Intime est, dans ce cas, trop souvent résumé à l’intimité sensuelle et sexuelle, qui serait le liant, le « ciment du couple », tel que l’on peut l’entendre parfois. Ensuite, le couple est ramené à un duo : c’est ainsi que les nouveaux conseils pour faire tenir son couple sont un (r)appel à la liberté, à la confiance, à la distance et aux retrouvailles.
La multiplicité de l’Amour
Or, l’amour est pour l’instant exclusivement circonscrit aux amants. Quitte à oublier toutes les autres formes d’amour. Les parents, au premier chef, les éventuels frères et sœurs – qu’ils soient de sang ou non –, la famille en général, mais aussi les amitiés ou les liens parfois inexplicablement tissés avec des inconnus, rencontrés ou non d’ailleurs.
Pourtant, malgré la force de ces autres liens amoureux, seul le couple semble être l’instance forte. Marcela Iacub souligne avec raison que :
Le couple est devenu la seule institution au sein de laquelle les individus peuvent développer des liens forts. Dans tous les autres registres de la sociabilité, professionnels, amicaux, de voisinage, nous sommes censés nouer des liens faibles. Du coup, le couple porte seul la charge des liens signifiants.
Il serait même suspicieux que des liens forts soient créés en dehors du couple, au risque de crier à la trahison, à la tromperie, à la polygamie, à l’adultère. La jouissance (y compris non sexuelle) est l’apanage du conjoint, quitte à négliger les autres partenaires (de vie) et compagnons (de route). Cette emprise du couple sur les liens forts le fait s’écrouler sur lui-même, pour Iacub, mais souligne deux autres enjeux.
D’une part, la privation de liens forts extérieurs au couple, pour l’un voire pour les deux conjoints, pose un problème éthique autour de leur réelle humanité. Si comme le pense Arendt le lien est l’essence même de l’humanité, représentant à la fois le commencement de la vie et la liberté suprême, quid de celles et ceux privés de ces liens ?
D’autre part, d’après une telle conception, le couple ne fait que souligner des sentiments qui exist(ai)ent. Il n’est plus l’instance de l’amour, et encore moins de l’Intime ; en effet :
L’amour est une puissance et non pas un sentiment. Il s’empare du cœur, mais il ne prend pas naissance dans le cœur. L’amour est une puissance de l’univers, dans la mesure où l’univers est vivant. Il est la puissance de la vie dont il assure le cours contre la mort. C’est pourquoi l’amour « triomphe » de la mort. Dès que la puissance de l’amour s’est emparée d’un cœur, elle se mue en force et même en vigueur.
Hannah Arendt, Journal de pensée, page 404
La défaite du couple en tant que duo
La philosophie a commencé à se pencher sur la fin du couple, mais en considérant que la seule issue était moins de couple. Marcela Iacub illustre parfaitement cette analyse :
On bâtit la société sur une alternative : soit le couple, soit la solitude. Et ce couple, on le conçoit selon un schéma de réciprocité délétère. (…) Nous avons évidemment besoin d’être aimés, nous Modernes qui sommes en proie à une forme de solitude permanente. Mais il ne faudrait pas écraser ce besoin en le conditionnant à une exigence impossible d’exclusivité et de réciprocité.
Sa proposition est alors de tendre vers un amour déséquilibré, voire unilatéral, afin de le relancer, de le redynamiser. Quant à Daniel Mendelsohn, il abat aussi le couple en soulignant, notamment dans L’étreinte fugitive, l’absurdité de la monogamie.
Empruntons le chemin inverse, en affirmant que pour sauver le couple, il lui faudra plus de couple. Autrement dit, plus de lien, de chaîne, d’après le latin copula. Au passage, remarquons que copula se comprend aussi par « groupe de deux personnes liées par l’amitié, l’amour » (CNRTL). L’étymologie devient alors passionnante, nous montrant que le couple peut aussi être lié par l’amitié.
Plus de liens, plus d’amour, plus d’amitié ; tout ce qui agacerait Vincent Delecroix qui affirme que l’« on fantasme sur un état de repos fusionnel où l’Autre me comprendrait absolument. Or c’est non seulement un état impossible à atteindre, mais pas désirable ». En allant vers plus de liens, ce n’est pas une fusion que nous visons, et encore moins un état de repos. C’est plutôt un état de fusion, telle la lave qui bout, qui se meut, qui se transforme.
La multiplicité de l’amour et des liens humains, ainsi que leur caractère indispensable, a remis en cause le couple. Ou bien il mourra, emporté par la société qui aura subtilisé la vie privée ; ou bien il se disloquera, à l’instar de la réflexion de Iacub et de Mendelsohn ; ou bien il ne sera plus binaire.
Cette non-binarité n’est ni la polygamie ni le polyamour, mais plutôt un mode « 2 + X », où X représente le nombre de liens avec d’autres personnes, ces liens étant représentatifs de la multiplicité de l’amour. Un couple qui a tissé des liens puissants entre ses deux membres a atteint les plus hauts niveaux d’intimité. Dès lors, il a aussi besoin d’une extériorisation (d’un extime).
Il peut s’agir d’un renvoi de l’Autre à son altérité, ce qui est parfois violent et peut créer des blessures au sein du couple. Quand Nicolas Fargues s’exprime au travers des lignes suivantes, il pense en effet que l’altérité est au sein du couple :
Le partage et la plénitude, en amour, cela existe, même fugacement. (…) Je suis convaincu qu’il y a des moments où les mots sont entendus de la même façon, où les émotions sont partagées. (…) [L’amour] peut être aussi une expérience récompensée de l’altérité. (…) L’amour est un archipel d’indiscutables instants de grâce dans un océan d’illusions consenties.
Ou bien, l’on peut imaginer que l’extériorisation vienne de l’extérieur, autrement dit d’un (ou plusieurs) tiers. Déjà intimes, les deux membres du couple peuvent trouver la récompense – abordée par Fargues – dans le Monde, évitant qu’ils ne s’en coupent.
Un couple en fusion n’est plus la relation fusionnelle que l’on imagine habituellement, c’est-à-dire deux personnes en accord sur tout, ayant la même vision de leur environnement ou partageant les mêmes goûts. Un couple en fusion est effervescent, multiplie les projets (et ainsi se projette), se met aussi en danger en allant vers l’extérieur.
Telle une coulée de lave en fusion, le couple en fusion progresse lentement, mais avance toujours, grâce à l’extériorité et à l’altérité. Sans extériorité qui viendrait jouer avec le couple (ranimer la flamme ? maintenir la chaleur ?), le couple risque de refroidir et se figer (telle la lave quand sa température diminue).
Vers une fusion ouverte
Lorsqu’un couple atteint le sublime stade de l’intime, ce ne sont plus deux personnes qui cherchent à créer du lien avec le reste du monde, mais plus qu’un seul être social : un esprit et des états d’âme unis, mais bicéphale et ayant deux corps. Or l’Intime qui a détruit le binaire vient finalement raviver le besoin d’un modèle à deux. Autrement dit, ce couple devenu un se voit recréer du binaire avec des troisièmes. L’inépuisable de l’Intime produit aussi un vertige, que le couple peut traiter en recherchant un équilibre vers l’extérieur.
Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie du trouple (les couples à trois), de la polygamie ou du polyamour, ces conceptions ne regardant que les personnes concernées et engagées dans ces relations. En revanche, il s’agit bien de faire l’apologie du côte à côte – déjà développé par ailleurs – comme ouverture vers le monde. Alors que l’Intime du couple peut sembler enfermer, exclure, je propose de penser l’Intime comme une fusion ouverte et inclusive – la fusion étant toujours une métaphore magmatique –.
L’Intime du couple n’est pas du tout un segment au milieu duquel se trouvent des tiers, ou encore deux corps gravitant (enfermant, oppressant) autour d’un troisième. Il est une continuité qui accepte que le monde vienne à lui.
Le futur du couple intime est celui qui parvient à créer du commun avec les autres, à aimer ensemble le reste du monde – ce qui tend vers l’Amor mundi arendtien d’ailleurs –. En effet, l’intimité pour Arendt prend un sens fondamental : « être-à-deux », que l’on peut se risquer à expliciter en un être-au-monde-à-deux :
Intimité : être-à-deux : a) l’amitié dans l’entre-deux, qui est entre deux, c’est-à-dire un fragment de monde. b) l’amour : la combustion de l’entre-deux, de l’embrasement duquel naît un nouvel entre-deux qui vient s’ajouter au monde
Hannah Arendt, Journal de pensée, page 742
L’Intime vient soudainement de prendre une nouvelle dimension : il n’est plus seulement, au sein du couple, le stade ultime de l’amour, mais alors un côte à côte ouvert à une communauté, englobant désormais des notions aussi vastes que l’amitié, l’affection ou encore la complicité. Ensemble, toujours, mais avec les autres ; invités, parfois malgré eux, dans la relation inépuisable qu’est l’Intime. Amis, famille, collègues, voisins, vous voici prévenus !
C’est donc que, malgré l’abîme qui existe entre les êtres, ils peuvent éprouver quelque chose en commun.
Marcela Iacub
Guillaume Plaisance
Nota Bene : les citations de Nicolas Fargues, Marcela Iacub et Vincent Delecroix sont issues des pages 53 à 56 du numéro 121 de juillet et août 2018 de Philosophie Magazine et celles de Daniel Mendelsohn des pages 66 à 68.
Bonjour,
Dans la continuité de cet article, on pourra également lire Fourier, Kafka, Houellebecq : Trois théories sur l’enfer conjugal, rédigé par Marcela Iacub, Hervé le Bras et Russell Williams
https://laplumefragile.fr/2018/04/13/lenfer-conjugal-ou-saimer-autrement/
Outre le besoin “d’altérité”, “d’extériorité”, de dynamisme pour faire perdurer le couple, l’une des plus grandes menaces latentes qui peut à tout moment faire basculer ce doux bonheur voluptueux qui un beau jour s’est immiscé entre deux êtres, ce n’est pas tant la perte de désir (liée à l’entropie, cette grande obsolescence programmée de nos sentiments), mais surtout le désir de possession (insidieux, involontaire parfois), qui engendre de petits désagréments qui finissent par fissurer ce beau ciment (sentiment de ne plus s’appartenir à soi-même, d’être l’Autre par assimilation, convention, accoutumance et concession, de n’exister que par le prisme de l’autre, de ne plus se sentir libre d’aimer les autres et se priver de cet extime).
Bien à vous,
Milena