Introduction
La première édition du Léviathan de Thomas Hobbes fut illustrée par un frontispice représentant la puissance souveraine personnifiée et composée de tous les citoyens du royaume. C’est l’imagination de l’artiste qui lui a permis de contempler une nouvelle réalité et de dépasser la simple représentation abstraite de l’État pour en saisir une nouvelle vision inédite. Alors finalement, est-ce que l’imagination est la faculté qui allie les concepts sans égard pour la vérité ou bien au contraire notre définition imparfaite de la connaissance nous empêche de voir que l’imagination permet d’accéder à une nouvelle forme de connaissance pure ? Schopenhauer tente de répondre à cette question au chapitre XXXI du Monde comme volonté et comme représentation. Le philosophe aborde les thèmes de l’imagination, du génie et de l’œuvre esthétique dans leurs rapports à la connaissance. Schopenhauer pose plus particulièrement la question du rôle de l’imagination et s’interroge sur son apport à la connaissance. Bien plus qu’une simple faculté synthétique comme le suppose Kant dans la Critique de la raison pure ou une extension du pouvoir de la mémoire comme le proposait Hobbes dans le Léviathan, Schopenhauer veut démontrer que l’imagination est l’instrument du génie esthétique et intellectuel qui va fonder la connaissance véritable. Sans cette faculté l’être humain serait condamné à prendre ses représentations du monde comme les sources de la connaissance alors qu’elles ne constituent que « l’écorce » que le génie va devoir dépasser : « L’homme doué d’imagination peut en quelque sorte évoquer des esprits propres à lui révéler, au moment voulu, des vérités que la nue réalité des choses ne lui offre qu’affaiblies, rarement et presque toujours à contretemps ». Nous verrons tout d’abord comment Schopenhauer met en exergue la nécessité et le besoin de l’imagination dans nos représentations. Nous étudierons ensuite l’apport de l’imagination dans le domaine esthétique et la remise en question la notion de vérité et de connaissance selon Schopenhauer. Enfin, nous mettrons en exergue la comparaison du philosophe entre l’homme pourvu d’imagination et l’homme qui en est dépourvu, pour démontrer pourquoi la connaissance véritable est du côté du génie qui met l’imagination au service de sa volonté.
I) Imagination et intuition
Schopenhauer ouvre son argumentation par une critique du rôle de l’intuition dans la compréhension du monde. Le philosophe allemand veut redéfinir le potentiel de l’imagination et sa place dans la fondation des connaissances.
A) L’imagination, la base d’une autre forme de connaissance ?
Schopenhauer commence sa démonstration à travers un raisonnement par l’absurde. Il imagine que notre représentation est entièrement dépendante de l’intuition que nous faisons des objets qui nous entourent. Nous parlons ici d’intuition empirique après avoir considéré un objet. Kant définira l’intuition empirique dans la Critique de la raison pure de la manière suivante :
« de quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel elle se rapporte immédiatement à eux et que toute pensée prend comme moyen pour les atteindre est l’intuition ».
Il s’agit donc d’une faculté propre à l’homme qui entretient le rapport constant entre une connaissance et l’objet de cette connaissance. Si effectivement notre intuition, que pouvait comprendre les objets qu’à travers leur présence effective devant nos sens, aucune connaissance ne pourrait vraiment en découler car il faudrait attendre patiemment que l’objet soit à nouveau intuitionable pour lui rapporter notre connaissance à son sujet. Toute tentative d’ériger un système de connaissance stable serait réduit à néant. En effet, le hasard dispose donc les objets devant nos sens sans que nous soyons nous même prêts à étendre notre champ gnoséologique. De plus, ces objets sont caractérisés par Schopenhauer comme « des exemplaires très défectueux ». La connaissance issue alors de ces objets serait aussi défectueuse et inexacte que les objets sur lesquels elle porte. Il y a donc une faculté qui fonctionne de concert avec l’intuition et qui doit palier ses défauts pour offrir à l’homme un moyen d’atteindre une connaissance plus vraie. Cette faculté c’est l’imagination. Schopenhauer en donne une définition non exhaustive en citant certaines de ses qualités. Elle complète, colore, reproduit les « images expressives de la vie ». L’imagination n’est donc pas une faculté imparfaite que le sujet est contraint d’utiliser lorsqu’il n’a pas les objets à portée de ses sens mais une faculté de production qui insuffle une valeur ajoutée à l’idée de l’objet. De ce constat découle forcément une nouvelle vision de la production esthétique déterminée par l’imagination du sujet artiste. L’œuvre d’art devient alors le médium par lequel l’artiste ouvre un nouveau champ de connaissance. Schopenhauer parle bien d’une « étude » comme si l’œuvre d’art dépassait le simple champ esthétique pour augmenter nos connaissances ou plus vraisemblablement pour remettre en perspective ce que nous prenions pour des connaissances vraies en nous montrant une autre voie vers la vérité qui viendrait compléter notre système gnoséologique initial.
B) Le rôle de l’intuition, Schopenhauer contre Kant
Nous remarquons dès le début de son livre que Schopenhauer écrit sous l’influence kantienne. Même si la Critique de la raison pure reste sa base de travail, il va dépasser la vision que Kant nous donne de la connaissance et de nos facultés intimement liées. Kant revient sur le concept d’intuition en en distinguant deux types particuliers : l’intuition pure et l’intuition empirique. Nous possédons l’intuition pure de l’espace et du temps, condition sine qua non de l’apparition d’un système de connaissances. L’intuition empirique nous permet de prendre conscience d’un objet situé dans l’espace et dans le temps. A partir de cette révélation de l’objet à nos sens, nous pouvons produire des jugements synthétiques a posteriori de l’expérience qui sont sensés augmenter notre connaissance. Là où Schopenhauer se détache de Kant, c’est dans le potentiel gnoséologique du jugement esthétique. Pour Kant le jugement esthétique ne s’apparente pas à un jugement de connaissance. Même si ce jugement prétend à l’universel, la vérité est qu’il dépend de la sensibilité de chacun et par conséquent, ne pourra jamais faire l’unanimité. Schopenhauer remet en cause cette conception de l’art. Le philosophe est prêt à distinguer deux mondes interdépendants qui se révèlent à nous par des moyens différents. Le monde de la représentation et le monde de la volonté. « Le monde est ma représentation, (…) le monde est ma volonté », écrit Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation. Le monde de la représentation ne nous divulgue qu’un seul versant de la connaissance que l’homme peut avoir du monde. Il doit s’élever à la volonté pour comprendre le monde dans son entièreté. Un moyen d’y parvenir est la contemplation de l’œuvre d’art.
« L’œuvre d’art n’est qu’un moyen destiné à faciliter la connaissance de l’idée. Connaissance qui constitue le plaisir esthétique »,
écrit Schopenhauer. Kant avait certes distingué un plaisir particulier éprouvé à la contemplation esthétique mais Schopenhauer affirme qu’il s’agit bien là d’un plaisir éprouvé par la satisfaction prise à augmenter ses connaissances. Cette connaissance est d’une autre forme que celle du monde de la représentation.
Schopenhauer propose donc un nouveau rôle de l’art comme production de connaissances ; connaissances d’un autre type car elles permettent de comprendre le monde de la volonté et non plus le monde de la représentation ordonné par les jugements synthétiques a posteriori, entre autres, pour parler en termes kantiens. Schopenhauer en veut pour preuve l’imperfection essentielle de l’intuition que l’imagination pallie.
II) Le concept du génie
Fort de ces constatations, Schopenhauer va approfondir la question du rôle de l’imagination dans l’art tout en introduisant le concept du génie. Véritable vecteur de connaissance, seul le génie sait se servir de l’imagination pour comprendre le monde dans son entièreté et le rendre accessible aux spectateurs.
A) L’utilisation de l’imagination comme le talent suprême du génie
Schopenhauer continue son argumentaire en reliant la faculté de l’imagination et la figure du génie qui a le pouvoir de s’en servir. Cette opération avait déjà été réalisée par Kant dans la Critique de la faculté de juger, nous sommes donc en droit de penser que Schopenhauer va prendre appui sur la conception kantienne tout en introduisant cette dualité du monde dont le génie arrive à saisir le contenu et à le produire à travers l’art.
« L’imagination tient à ce qu’elle est pour le génie un instrument indispensable »,
écrit le philosophe. En effet dans les conceptions classiques, le génie est un artiste doué qui sait user de son imagination pour créer des œuvres inédites et devenir modèle pour une génération d’artistes jusqu’à ce que l’un d’eux produise à son tour une œuvre révolutionnaire. L’imagination vient dépasser le concept de l’objet dont le sujet a l’intuition. Elle lui donne une valeur ajoutée. Une valeur ajoutée qui n’est pas seulement esthétique mais également gnoséologique contrairement à ce que suppute Kant. Schopenhauer parle de « puiser ainsi un aliment toujours nouveau à la source première de toute connaissance dans l’intuition ». Le génie a en effet besoin de produire d’abord dans son esprit la succession de formes que doit prendre son œuvre avant de pouvoir la produire plastiquement. L’intuition en l’occurrence n’est que d’un faible secours car elle a besoin de l’objet empirique et ne peut dépasser seule le concept de cet objet pour produire un objet nouveau et, selon Schopenhauer, une connaissance nouvelle. Comme Diderot l’avait vu avant Schopenhauer, le génie n’est pas seulement rattaché au domaine de l’art plastique mais également à celui de la poésie ou de la philosophie par exemple. Le philosophe par exemple comprend le monde grâce aux sens qui lui donne la représentation et avec elle les connaissances des objets qui entourent le sujet. Pourtant le génie philosophique ne peut s’arrêter là car il sait pertinemment qu’il se tient encore en dehors du château et au lieu de faire le tour de ce château pour trouver la porte de ce monde qui n’est pas celui de ma représentation, il doit en inventer la façade, l’imaginer. Schopenhauer écrit dans le Monde comme volonté et comme représentation :
« Le talent c’est le tireur qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher, le génie c’est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent voir ».
La différence entre l’artiste talentueux et le génie n’est donc pas une question de degré dans le talent mais bien dans un usage particulier de l’imagination pour produire une œuvre inédite. Nous sommes en droit de penser que ce but que personne ne peut voir est le monde de la volonté qui reste caché à nos sens et que seul le génie peut nous faire voir. Ce que l’imagination évoque au génie ne sont pas que de simples idées esthétiques mais bien « des vérités ». L’imagination a ce rôle de révélation du monde de la volonté aux génies qui savent se servir d’elle. Le monde de la représentation nous offre certes une source non négligeable de connaissances mais elles ne constituent toujours qu’une partie de la vérité. Cette vérité est donc affaiblie, non pas fausse, mais manquant une dimension essentielle de la constitution du monde.
B) Le génie chez Kant
Nous sommes en mesure de comparer le concept du génie chez Schopenhauer et chez Kant. Ce dernier donne une série de propositions qui caractérisent le génie dans la Critique de la faculté de juger. Il écrit notamment que le génie produit ce qui n’a jamais été produit auparavant, il est donc original. Ces productions vont servir d’exemples de mesure ou de règle pour les autres artistes, le génie donne par-là ses règles à l’art Kant ajoute que « le génie, comme talent pour l’art, suppose un concept déterminé du produit en tant que fin, donc l’entendement, mais aussi une représentation (bien qu’indéterminée) de la matière, c’est-à-dire de l’intuition, pour la présentation de ce concept et par conséquent un rapport de l’imagination à l’entendement ». Nous remarquons donc comment les rapports entre l’intuition, l’imagination et l’entendement son mis en œuvre par le génie pour mettre au monde son œuvre plastique. Kant va néanmoins refuser le statut de génie aux hommes de science par exemple et à tous ceux qui n’opèrent pas dans le milieu esthétique. Évidemment tout le pouvoir gnoséologique du génie est laissé de côté au profit de l’intérêt purement esthétique de ses œuvres. Ce pouvoir inédit de créer va de pair avec un pouvoir inédit de connaître pour Schopenhauer. Le génie met un pied dans le monde de la volonté et en extrait la substance avant de la canaliser dans ses œuvres. « L’artiste prête ses yeux pour regarder le monde », écrit Schopenhauer. En ce sens, ce que nous contemplons à travers l’œuvre artistique n’est pas autre chose que le monde mais le monde tel que l’artiste l’a perçu par le prisme de la volonté. Le génie est cet acteur placé sur le devant de la scène et qui grâce à la contemplation peut retourner en coulisse pour comprendre un autre fonctionnement du monde, un fonctionnement qui reste caché pour tous ceux qui ne possèdent pas les caractères du génie comme l’imagination. Ceux-là sont les marionnettes de leur représentation
Schopenhauer parvient à faire évoluer la définition classique du génie en l’intégrant directement à sa théorie des deux mondes. Son talent est l’imagination, il s’en sert pour devenir le catalyseur du monde de la volonté. Son rôle n’est plus seulement esthétique mais gnoséologique. Schopenhauer accordera d’ailleurs qu’il existe des génies dans d’autres domaines que celui de l’art.
III) Monde de la volonté et monde de la représentation, une complémentarité de la connaissance
Nous examinons enfin la comparaison que fait Schopenhauer entre l’homme doué d’imagination et celui qui ne l’est pas. Il démontre alors pourquoi celui qui est dépourvu d’imagination se tient dans un état imparfait. Tout un pan gnoséologique lui sera à jamais hors d’atteinte et il ne pourra prétendre qu’à une vision unilatérale du monde sans se douter qu’il y a plus à découvrir.
A) L’oiseau et le coquillage
Schopenhauer va mettre en perspective le rapport qui existe entre le génie et l’homme dénué d’imagination. Ce rapport va être explicité par le biais d’une métaphore animalière. Le génie serait en effet comparable à un « animal libre » et « pourvu d’ailes », quand l’homme sans imagination serait « le coquillage soudé à son rocher ». Nous voyons immédiatement de quel côté se range Schopenhauer même si l’on faisait fi de ce qui précédait. Le génie est un oiseau, animal noble, gracieux et beau tandis que le vulgaire est semblable à un animal dépendant et dénué d’intelligence. Ici Schopenhauer met en exergue une autre caractéristique du génie à savoir la liberté. Accéder à la connaissance et au monde de la volonté nous permet de nous libérer du monde aliénant de la représentation. L’animal qui vole s’invente lui-même son monde en le contemplant d’en haut il le crée par sa volonté. Le coquillage est entièrement dépendant du rocher où il trouve sa nourriture comme l’homme sans imagination est dépendant du monde la représentation qui lui impose un mode de connaissance. Par deux fois, Schopenhauer fait référence au hasard pour parler des connaissances issues du monde de la représentation : « L’entière domination du hasard qui amène rarement les objets au moment opportun » et « réduit à attendre ce que le hasard voudra bien lui apporter ». L’homme qui n’utilise que l’intuition dépend donc du hasard qui fait défiler les objets devant nos sens dans un certain ordre qui n’est pas toujours le meilleur. Cette remarque vient appuyer le schème de la liberté et de l’aliénation car comprendre le monde à partir de ma représentation c’est être passif dans ma méthode d’apprentissage de connaissance, une passivité qui supprime toute forme de liberté humaine pour imposer un réel. A l’inverse, le génie libre est dans l’activité, la productivité, il pense et crée le monde d’après sa volonté et grâce à son imagination et s’offre par là une alternative gnoséologique. Le texte se termine sur une dernière critique de l’homme dépourvu d’imagination. Un homme entièrement soumis et dépendant de son intuition empirique du monde. Il « ne connaît d’autre intuition que l’intuition réelle des sens ». Schopenhauer différencie là l’intuition géniale de l’intuition empirique. L’intuition du génie allié à l’imagination lui permet de créer tandis que l’intuition empirique n’offre à voir que les objets que le hasard veut bien amener devant les sens. Il est ainsi condamner à « ronger des concepts », c’est-à-dire à extraire des connaissances uniquement à partir de cette matière première qu’offre l’intuition. Ces concepts sont l’enveloppe des connaissances et non leur noyau comme le monde représentation enveloppe le monde de la volonté. L’homme sans imagination perd une dimension essentielle de la vie, même si cela ne l’empêche pas de vivre ; d’ailleurs même l’artiste a besoin du monde de la représentation et ne peut pas vivre éternellement à travers le monde de la volonté.
B) La dualité des mondes
La conception de la connaissance de Schopenhauer peut être rapprochée de celle de Kant. En effet, la valeur de la connaissance se mesure aux choses effectivement connaissables pour Kant. Il existe certes des formes nouménales qui représentent l’idée parfaite de la chose et par conséquent une connaissance d’une valeur supérieure mais la Chose en Soi est par définition inconnaissable. Schopenhauer met en lumière un moyen de passer à travers l’écorce de nos représentations empiriques. L’art permet à l’artiste doué de réinventer le monde et avec lui la connaissance ou plutôt de lui ajouter une nouvelle forme de connaissance. Cette valeur gnoséologique est niée par Kant. L’art conduit à formuler des jugements de goût qui ne peuvent être des jugements de connaissances car ils prétendent à l’universalité mais ne la réalisent jamais. Schopenhauer va jusqu’à rapprocher cette expérience esthétique de création de l’artiste d’une expérimentation de la liberté. Kant place le fondement de la liberté dans la morale et non dans l’art, c’est le désintéressement du sujet par rapport à l’objet qui fonde la moralité dans les actes. Nous pouvons concevoir que l’art dépend de la volonté de l’artiste qui détermine la création tout comme le jugement esthétique ne saurait être réellement désintéressé car si les jugements de goût sont multiples, ils mettent en exergue une pluralité de sensibilité. Or la sensibilité détermine l’homme à agir et à penser condamnant ainsi son potentiel moral c’est-à-dire sa potentielle liberté. Les écrits de Nietzsche enfin s’inspirent de cette dualité des mondes théorisée par Schopenhauer. Il écrit dans La naissance de la tragédie : « Le continuel développement de l’art est lié au caractère double de apollinien et du dionysiaque » Ce duel entre le calme et la lumière de l’esprit apollinien lutte avec la cruauté et la terreur de l’esprit dionysiaque. Mais l’un ne doit pas aller sans l’autre sinon nous retrouvons la même perte de valeur que lorsque nous nous fermons au monde de la volonté pour nous contenter du monde de la représentation. Nietzsche ajoute :
« L’art n’est pas seulement une imitation de la réalité naturelle mais justement un complément métaphysique de cette réalité qui lui est juxtaposée afin qu’elle puisse être surmontée ».
Surmonter le monde de la représentation pour accéder à une autre forme de connaissance, Voilà ce que l’art et le génie se proposent de faire ; Ce dernier se libère de sa volonté particulière et de ses représentations pour contempler la connaissance que la nature aurait voulu nous transmettre avant de reproduire physiquement cette connaissance métaphysique.
La comparaison de Schopenhauer vient renforcer sa conception préalable du génie. Il n’existe non pas une différence de nature de l’imagination chez les hommes mais une différence de degrés. Le génie est capable de contempler plus souvent et plus longtemps les connaissances métaphysiques qui restent inaccessibles à l’homme sans imagination condamné à être dépendant de ses représentations immédiates. En ce sens le génie est celui par qui l’art atteint son télos, faire advenir dans le monde physique une connaissance d’origine métaphysique.
Conclusion
Schopenhauer remet en cause la conception kantienne de l’art à travers le chapitre XXXI du Monde comme volonté et comme représentation. Il montre tout d’abord l’imperfection de notre intuition empirique qui ne peut nous offrir qu’une connaissance basique des objets qui apparaissent de manière hasardeuse devant nous. Kant démontrait que la forme la plus pure de connaissance était dans les Choses en soi qui étaient, par définition, hors de portée de l’entendement humain. Schopenhauer revient sur cette conclusion en supputant un moyen inédit pour dépasser le monde de la représentation qui nous aliène et nous cantonne à un seul versant de la connaissance. Ce médium c’est l’art et le génie qui s’exprime à travers l’art. Schopenhauer montre, contre Kant, que le jugement esthétique peut être source de connaissances. Le génie, en s’élevant au-dessus de lui-même grâce au pouvoir de son imagination, contemple le monde comme un oiseau et perçoit une autre dimension que l’homme sans imagination qui reste attaché à ses représentations comme un coquillage à son rocher. Le génie peut contempler le monde de la volonté et reproduire physiquement ce que la nature a toujours voulu nous montrer en vain. Nous contemplons alors l’œuvre d’art et nous nous élevons au-dessus de nous-même pour dépasser nos représentations et entrer dans le monde de la volonté.
Bibliographie
- Le monde comme volonté et comme représentation, Arthur Schopenhauer, PUF, Quadrige, 2014
- Critique de la raison pure, Emmanuel Kant, PUF, Quadrige, 2012
- Critique de la faculté de juger, Emmanuel Kant, GF, 2015
- La naissance de la tragédie, Friedrich Nietzsche, GF, 2015
- Léviathan, Thomas Hobbes, Folio essais, 2000
Par Thomas Primerano, étudiant en philosophie à la Sorbonne, membre de l’Association pour Cause Freudienne de Strasbourg, membre de Société d’Études Robespierristes, auteur de ‘’Rééduquer le peuple après la Terreur’’ publié chez BOD.
Brillante analyse, grâce au rôle de l’imagination, de ce qui distingue Kant de Schopenhauer en ce qui concerne l’extension de la connaissance (Kant s’en tient à la représentation, Schopenhauer pense atteindre la chose en soi au moyen de l’art). Nietzsche quant à lui, dans la Naissance de la tragédie, son oeuvre de jeunesse, reste encore inféodé à la philosophie de Schopenhauer dont il n’aura de cesse de se démarquer. En effet la représentation pour lui est symbolisée par Apollon (caractérisé par la beauté, l’art) et le vouloir par Dionysos (intraitable et souffrant). Nietzsche se détournera de son maître en substituant au vouloir la volonté de puissance, grâce à laquelle l’humain parviendra, non à contrer cette puissance comme tente de le faire Schopenhauer exaspéré par sa tyrannie, mais à composer avec elle. Ses oeuvres postérieures s’appliqueront à rechercher la meilleure manière de vivre en bonne intelligence avec elle. La croyance à l’éternel retour étant, paradoxalement, le summum de la réconciliation.
Merci infiniment Josette d’avoir pris le temps de lire l’article et d’avoir rédigé votre commentaire. Les précisions que vous apportez sont fort utiles et fort constructives !