Texte de Malebranche
La nature humaine est égale en tous les hommes
A l ’opposé de Platon et des anciens philosophes en général, lesquels tenaient la société pour naturellement hiérarchisée, le philosophe français catholique Malebranche (1638-1715) affirme ici, avant Rousseau et les philosophes du Contrat social, l’égalité naturelle de tous les hommes. Ce sont les institutions politiques (et le péché pour Malebranche) qui ont amené les hommes à se différencier :
« La nature humaine étant égale dans tous les hommes, et faite pour la raison, il n’y a que le mérite qui devrait nous distinguer, et la raison nous conduire. Mais le péché ayant laissé la concupiscence dans ceux qui l’ont commis et dans leurs descendants, les hommes, quoi que naturellement tous égaux, ont cessé de former entre eux une société d’égalité sous une même loi, la raison. La force, la loi des brutes, celle qui a déféré au lion l’empire des animaux, est devenue la maîtresse parmi les hommes; et l’ambition des uns et la nécessité des autres a obligé tous les peuples à abandonner pour ainsi dire à Dieu, leur roi naturel et légitime et la raison universelle, leur loi inviolable, pour choisir des protecteurs visibles, qui pussent par la force les défendre contre une force ennemie. C’est donc le péché qui a introduit dans le monde la différence des qualités et des conditions; car le péché ou la concupiscence supposée, c’est une nécessité qu’il y ait ces différences. La raison même le veut ainsi, parce que la force est une loi qui doit ranger ceux qui ne suivent plus la raison. Enfin Dieu même a approuvé ces différences, comme il était évident par les Saintes Ecritures.» Nicolas Malebranche, Traité de morale (1684) p 473, Google books.
Texte de Rousseau
Deux sortes d’inégalités
Dans un texte indépassable, le philosophe Jean-Jacques Rousseau explique que les inégalités des hommes en société sont le fait de l’histoire et des institutions et non pas de la nature:
« C’est de l’homme que j’ai à parler, et la question que j’examine m’apprend que je vais parler à des hommes, car on n’en propose point de semblables quand on craint d’honorer la vérité. Je défendrai donc avec confiance la cause de l’humanité devant les sages qui m’y invitent, et je ne serai pas mécontent de moi-même si je me rends digne de mon sujet et de mes juges.
Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalités ; l’une que j’appelle naturelle ou physique parce qu’elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit, ou de l’âme; l’autre qu’on peut appeler inégalité morale ou politique parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, et qu’elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en en faire obéir.
On ne peut pas demander quelle est la source de l’inégalité naturelle, parce que la réponse se trouverait énoncée dans la simple définition du mot : on peut encore moi chercher s’il n’y aurait point quelque liaison essentielle entre les deux inégalités; car ce serait demander, en d’autres termes, si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent et si la force du corps ou de l’esprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans les mêmes individus en proportion de la puissance ou de la richesse. Question bonne peut-être à agiter entre des esclaves entendus de leurs maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes raisonnables et libres qui cherchent la vérité.»
Jean)Jacques Rousseau, Discours sur l’inégalité et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,(1755), première partie, Coll. « Classiques et Cie », Ed. Hatier, 2007, pp. 28-29.
L’inégalité d’institution
Une certaine forme d’inégalité existe sans doute à l’état de nature, mais elle est minime, car son incidence reste faible. Les inégalités qui nous aliènent sont sociales, et largement aléatoires :
« En effet, il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société. Ainsi, un tempérament robuste ou délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la manière dure ou efféminée dont on a été élevé, que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l’esprit, et non seulement l’éducation met de la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture ; car qu’un géant et un nain marchent sur la même route, chaque pas qu’ils feront l’un et l’autre donnera un nouvel avantage au géant. Or, si l’on compare la diversité prodigieuse d’éducations et de genres de vie qui règne dans les différents ordres de l’état civil avec la simplicité et l’uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on comprendra combien la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de nature que dans celui de société, et combien l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution. »
Rousseau, Discours sur l’inégalité (1755), Première partie, Coll. « Classiques et Cie », Ed. Hatier, 2007, pp 62-63.
Texte de Tocqueville
La démocratie brise la chaîne
Tocqueville établit ici la genèse et examine les conséquences de l’individualisme démocratique. L’égalitarisme a pour effet d’isoler les hommes et de les rendre relativement indifférents au sort de leurs compatriotes :
« Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s’y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux. L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part.
A mesure que les conditions s’égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d’individus qui, n’étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n’attendent pour ainsi dire rien de personne ; ils s’habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée toute entière est entre leurs mains.
Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur ».
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835-1840), deuxième partie, tome II, deuxième partie, chap. Il, Coll. Folio Histoire, PP 144-145.
La démocratie incite à la concurrence de tous
C’est la démocratie qui nous rend semblables et égaux, et par conséquent envieux – donc amers:
“Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous, et qu’on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d’elles, une carrière immense et aisée semble s’ouvrir devant l’ambition des hommes, et ils se figurent volontiers qu’ils sont appelés à de grandes destinées. Mais c’est là une vue erronée que l’expérience corrige tous les jours. Cette même égalité qui permet à chaque citoyen de concevoir de vastes espérances rend tous les citoyens individuellement faibles. Elle limite de tous côtés leurs forces, en même temps qu’elle permet à leurs désirs de s’étendre. Non seulement ils sont impuissants par eux-mêmes, mais ils trouvent à chaque pas d’immenses obstacles qu’ils n’ avaient point aperçus d’abord.
Ils ont détruit les privilèges gênant de quelques-uns de leurs semblables ; ils rencontrent la concurrence de tous. La borne a changé de forme plutôt que de place. Lorsque les hommes sont à peu près semblables et suivent une même route, il est bien difficile qu’aucun d’entre eux marche vite et perce à travers la foule uniforme qui l’environne et le presse.
Cette opposition constante qui règne entre les instincts que fait naître l’égalité et les moyens qu’elle fournit pour les satisfaire tourmente et fatigue les âmes.
On peut concevoir des hommes arrivés à un certain degré de liberté qui les satisfasse entièrement. Ils jouissent alors de leur indépendance sans inquiétude et sans ardeur. Mais les hommes ne fonderont jamais une égalité qui leur suffise”. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835-1840), tome II, pp 192-193.
Texte de Marx
Le droit bourgeois est foncièrement inégalitaire
Marx fait observer dans le texte suivant que l’attribution de droits égaux à des individus inégaux est un dispositif inégalitaire puisqu’il ne tient pas compte des différences de fait entre les individus, tant du point de vue de leurs besoins que du point de vue de leur productivité. Moyennant quoi, Marx appelle de ses voeux une société qui établirait des droits inégaux pour des individus inégaux. Le dernier paragraphe de ce texte laisse cependant perplexe:
« (par exemple)la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel ; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu’il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux d’objets de consommation autant que coûte une quantité égale de son travail. Le même quantum de travail qu’il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d’elle, en retour, sous une autre forme [1].
C’est manifestement ici le même principe que celui qui règle l’échange des marchandises pour autant qu’il est échange de valeurs égales.
(…)
Le droit égal est donc toujours ici, dans son principe… le droit bourgeois, bien que principe et pratique ne s’y prennent plus aux cheveux, tandis qu’aujourd’hui l’échange d’équivalents n’existe pour les marchandises qu’en moyenne et non dans le cas individuel.
En dépit de ce progrès, le droit égal reste toujours grevé d’une limite bourgeoise. Le droit du producteur est proportionnel au travail qu’il a fourni ; l’égalité consiste ici dans l’emploi comme unité de mesure commune.
Mais un individu l’emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps ; et pour que le travail puisse servir de mesure, il faut déterminer sa durée ou son intensité, sinon il cesserait d’être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, parce que tout homme n’est qu’un travailleur comme un autre ; mais il reconnaît tacitement l’inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement comme des privilèges naturels. C’est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l’inégalité, comme tout droit. Le droit par sa nature ne peut consister que dans l’emploi d’une même unité de mesure ; mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s’ils n’étaient pas inégaux) ne sont mesurables d’après une unité commune qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on ne les saisit que sous un aspect déterminé, par exemple, dans le cas présent, qu’on ne les considère que comme travailleurs et rien de plus, et que l’on fait abstraction de tout le reste. D’autre part : un ouvrier est marié, l’autre non ; l’un a plus d’enfants que l’autre, etc., etc. A égalité de travail et par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal.
Mais ces défauts sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond.
Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »
Friedrich Engels et Karl Marx, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, (1875), Bibliothèque numérique des sciences sociales.
Texte de Locke
Source de l’inégalité: la propriété et le travail
Le philosophe anglais John Locke (1632-1704), après avoir établi que tous les hommes à l’état de nature sont égaux (« ils sont nés sans distinction pour jouir des mêmes avantages de la nature et pour user des mêmes facultés ») dérive ici l’inégalité de l’accession à la propriété privée. C’est le travail qui donne une légitimité à ce type d’ appropriation:
« Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chaque homme est cependant propriétaire de sa propre personne. Aucun autre que lui-même ne possède un droit sur elle. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, lui appartiennent en propre. Il mêle son travail à tout ce qu’il fait sortir de l’état dans lequel la nature l’a fourni et laissé, et il y joint quelque chose qui est sien; par là il en fait sa propriété. Cette chose étant extraite par lui de l’état commun où la nature l’avait mise, son travail lui ajoute quelque chose qui exclut le droit commun des autres hommes. Car ce travail étant indiscutablement la propriété de celui qui travaille, aucun autre homme que lui ne peut posséder de droit sur ce à quoi il est joint, du moins là où ce qui est laissé en commun pour les autres est en quantité suffisante et d’aussi bonne qualité.
(…)
Nous voyons, dans le cas des terres communes, qui restent telles par contrat, que c’est le fait de prendre une partie de ce qui est commun, et de le faire sortir de l’état où la nature l’a laissé, qui est à l’origine de la propriété; car sans cela, ce qui est commun n’est d’aucun usage ».
John Locke, Le second traité du gouvernement (1690), Ed. des PUF, 1994, p 22.
Texte de Montesquieu
L’inégalité dérivée de la nature même de la démocratie
Selon Montesquieu, l’égalité est l’âme de la démocratie. Pourtant les inégalités ne peuvent être totalement éradiquées. Ou, plus exactement, les moyens employés pour atteindre cet objectif rendraient une telle égalité « réelle » détestable :
« Phaléas de Calcédoine[2] avait imaginé une façon de rendre égales les fortunes, dans une république où elles ne l’étaient pas. Il voulait que les riches donnassent des dots aux pauvres, et n’en reçussent pas ; et que les pauvres reçussent de l’argent pour leurs filles et n’en donnassent pas. Mais je me sache qu’aucune république se soit accommodée d’un règlement pareil. Il met les citoyens sous des conditions dont les différences sont si frappantes, qu’ils haïraient cette égalité même que l’on chercherait à introduire. Il est bon quelquefois que les lois ne paraissent pas aller ici directement au but qu’elles se proposent.
Quoi que, dans la démocratie, l’égalité réelle soit l’âme de l’État, cependant elle est si difficile àétablir, qu’une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. Il suffit qu’on établisse un cens[3] qui réduise ou fixe les différences à un certain point ; après quoi, c’est par des lois particulières àégaliser, pour ainsi dire, les inégalités, par les charges qu’elles imposent aux riches, et le soulagement qu’elles accordent aux pauvres. Il n’y a que les richesses médiocres qui puissent donner ou souffrir ces sortes de compensation; car pour les fortunes immodérées, tout ce qu’on ne leur accorde pas de puissance et d’honneur, elles le regardent comme une injure.
Toute inégalité, dans la démocratie, doit être tirée de la nature de la démocratie, et du principe même de l’égalité ».
Montesquieu, De l’esprit des lois, (1648), I, Ed. G-F Flammarion, 1979, p 172.
Texte de John Rawls
Les inégalités tolérées au nom de l’efficacité
Selon le philosophe américain (1921-222) une théorie moderne de la justice doit concilier les exigences de justice, qui tendent vers l’égalité, avec l’efficacité économique, qui entraîne des inégalités[4]:
« En premier lieu : chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatibleavec le même système pour les autres.
En second lieu : les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous.
Ces principes s’appliquent, en premier lieu, comme je l’ai dit, à la structure sociale de base ; ils commandent l’attribution des droits et des devoirs et déterminent la répartition des avantages économiques et sociaux. Leur formulation présuppose que, dans la perspective d’une théorie de la justice, on divise la structure sociale en deux parties plus ou moins distinctes, le premier principe s’appliquant à l’une, le second à l’autre. Ainsi nous distinguons entre les aspects du système social qui définissent et garantissent l’égalité des libertés de base pour chacun et les aspects qui spécifient et établissent des inégalités sociales et économiques. Or, il est essentiel d’observer que l’on peut établir une liste de ces libertés de base. Parmi elles, les plus importantes sont les libertés politiques (droit de vote et d’occuper un poste public), la liberté d’expression, de réunion, la liberté de pensée et de conscience ; la liberté de la personne qui comporte la protection à l’égard de l’arrestation et de l’emprisonnement arbitraires, tels qu’ils sont définis par le concept de l’autorité la loi. Ces libertés doivent être égales pour tous d’après le premier principe.
Le second principe s’applique, dans la première application, à la répartition des revenus et de la richesse au aux grandes lignes des organisations qui utilisent des différences d’autorité et de responsabilité. Si la répartition des richesses et des revenus n’a pas besoin d’être égale, elle doit être à l’avantage de chacun et, en même temps, les positions d’autorité et de responsabilité doivent êtes accessibles à tous. On applique le second principe en gardant les positions ouvertes, puis, tout en respectant cette contrainte, on organise les inégalités économiques et sociales de manière à ce que chacun en bénéficie ».
John Rawls, Théorie de la justice (1971), trad. par C. Audard, Édition du Seuil, 1993, p. 91.
Texte de Jean-Pierre Dupuy
Un jeu truqué en permanence (la société méritocratique)
Jean-Pierre Dupuy (né en 1941) est un ingénieur, épistémologue et philosophe français dont les multiples ouvrages portent pour la plupart sur la philosophie du libéralisme. Il est actuellement actuellement chargé de recherche à l’Université de Stanford en Californie, aux Etats-Unis.
Dans le texte suivant, il dénonce le mythe méritocratique. Il explique pour quelles raisons une société purement méritocratique serait invivable. Il note également que le jeu concurrentiel, au delà d’un certain seuil, nous fait souffrir de façon intolérable:
« Le modèle moderne ou « méritocratique » constitue, semble-t-il, la réponse individualiste à la question de la justice distributive : « A chacun selon son mérite » est sa formule magique ou, encore, dans une version plus sportive : « Que le meilleur gagne!» Une condition doit être satisfaite : que la concurrence soit équitable, que les rivaux aient les « mêmes chances » au départ. Mais attention! Il ne faut pas prendre cette clause au pied de la lettre. Ce n’est pas le hasard qui doit décider de l’issue de la compétition, mais bien l’inégalité des valeurs individuelles. Pour que celle-ci se manifeste au grand jour, encore faut-il neutraliser tous les obstacles hérités de la société archaïque qui s’opposent au fair-play et à la transparence de la concurrence sociale : influences, relations,« pistons», clientélismes et corporatisme, sinécures et prébendes, bref, tous les ingrédients de l’opacité collective et de l’« héritage social».
De la droite à la gauche modérées, le discours sur la justice sociale est consensuellement méritocratique. De sérieux obstacles s’opposent cependant à ce que la méritocratie aille beaucoup plus loin que le niveau du discours. Il y a tout d’abord l’ incertitude radicale qui s’attache à la définition du mérite. Les qualités individuelles que la méritocratie entend reconnaître et récompenser sont en fait de deux ordres, dont le sens et la valeur ne sauraient être confondus: les dons et les talents, d’une part, c’est-à-dire ce que le sujet reçoit de la nature; l’effort, le travail, la peine, le courage, les risques encourus, etc., D’autre part : ce qu’il fait de ce que la nature et la société ont fait de lui. Quel poids relatif la méritocratie accorde-t-elle aux unes et aux autres? Il semblerait qu’elle dût attacher plus d’importance aux secondes, qui relèvent de l’autonomie du sujet. C’est le … mérite de l’antimodèle moderne que d’avoir mis en doute cette intuition trop rapide. Je vais y revenir.
L’ obstacle le plus grave est qu’une société de part en part méritocratique serait en fait invivable. La valeur personnelle des individus s’y lierait à leurs conditions, faite de leur réussite et de leurs échecs, sans aucune circonstance atténuante, sans appel possible à une hypothétique inégalité des chances. Toutes les enquêtes sociologiques le montrent : les Français ne veulent pas jouer jusqu’au bout le jeu méritocratique. S’efforçant de le truquer en permanence, ils sont bien placés pour savoir qu’on ne peut faire confiance à la valeur de ses résultats. Ils ne croient pas que les vainqueurs sont les meilleurs. Ils méprisent ceux qui gagnent de l’argent et respectent ceux qui en héritent, se scandalisent beaucoup moins des inégalités de patrimoine que des inégalités de revenus. Ce tableau conduit à formuler une hypothèse, qui échappe totalement aux champions naïfs de la méritocratie sans entraves. Si l’individu de la société moderne refuse de s’y livrer et se satisfait des résurgences hiérarchiques et holistes de la société d’ordre, ce n’est ni qu’il est lui-même archaïque, ni qu’il est aliéné à une idéologie de l’immobilisme social : c’est qu’au-delà d’un certain seuil le jeu concurrentiel le fait souffrir de façon à intolérable. »
Jean-Pierre Dupuy, « Les affaires sont les affaires », Revue Autrement, La Justice, 1994.
Texte de François Cusset
La discrimination positive
L’auteur de ce texte est professeur de civilisation américaine à l’université de Nanterre. Il explique en quoi consiste la « discrimination positive », dispositif inégalitaire destiné à compenser les inégalités héritées du passé par des mesures favorisant ou encourageant, au moins partiellement, ceux qui en sont les victimes:
« Traduction tardive de l’ expression américaine affirmative action, la discrimination positive –à laquelle certains acteurs sociaux préfèrent les locution d’action positive ou de politique inclusive, pour leur neutralité, désigne l’ensemble des mesures, contractuelles ou législatives, qui visent à assurer une meilleure représentation des minorités sociales, ethniques ou sexuelles dans les domaines où celles-ci sont particulièrement sous-représentées, notamment pour l’admission à l’université, le recrutement professionnel et l’attribution de marchés publics. Si la notion n’est apparue en France qu’au milieu des années 1990, elle constitue un enjeu politique et culturel majeur aux États-Unis depuis le début des années 1960.
(…)
L’argument volontariste de l’équité , formulée par John Rawls dans Théorie de la justice (1971), selon lequel certaines inégalités sont plus justes ou légitimes que d’autres, en particulier lorsque l’objectif est la déségrégation[5], l’emporte au fil des années 1990 sur une opposition aux pratiques de discrimination positive qui continuent de stigmatiser culture de victimisation et pérennisation des différences. Dans son discours du 19 juillet 1995, le président Bill Clinton dénonce ainsi certaines dérives de l’affirmative action, mais affirme la nécessité de l’améliorer plutôt que de l’abroger. La critique la plus valide reste celle d’une insuffisance de critères d’appartenance minoritaire si on ne tient pas compte des situations sociales : parce qu’elles ne sauraient résoudre à elles seules des problèmes qui les dépassent, les innovations américaines en matière d’affirmative action ont toujours bénéficié davantage à la classe moyenne noire hispanique qu’aux déclassés du monde rural ou des quartiers les plus défavorisés.
Au contraire, dans le modèle français de la « République une et indivisible», où l’existence de minorités ethniques n’a jamais été reconnue par la loi, le principe d’un traitement préférentiel n’a longtemps pu être mise en pratique que sur le plan social ou géographique, comme avec la sélectivité territoriale des prestations dans le cas des zones d’éducation prioritaire (Z.E.P.) instituée par Alain Savary en 1982, ou plus récemment contre les discriminations sexuelles dans l’accès aux fonctions électives – avec la révision constitutionnelle de 1999 consécutive à l’institution de la parité des mandats électoraux ».
François Cusset, article « Discrimination positive », Encyclopaedia Universalis, Notions, 2005.
Texte de Karl Marx
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes.
Pour Engels et Marx, la lutte des classes est le moteur de l’histoire. A chaque époque, les moyens de production sont appropriés par une fraction du corps social (« la classe dominante »), de telle sorte qu’un clivage se produit entre ceux qui possèdent et contrôlent les moyens de production et ceux qui n’ont d’autre choix que de vendre leur force de travail aux conditions que lui impose la classe possédante.
Cet antagonisme structurel prend dans les temps modernes la forme d’un conflit entre la bourgeoisie et le prolétariat:
« Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande [6] et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.
Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière.
La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois.
Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat.
(…)
La bourgeoisie, nous le voyons, est elle-même le produit d’un long développement, d’une série de révolutions dans le mode de production et les moyens de communication.
(…)
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses “supérieurs naturels”, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.
La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. »
Friedrich Engels et Karl Marx, Le manifeste communiste , 1848 , Ed. MEGA, in Oeuvres de KarlMarx, Economie, I. , Bib de la Pléiade, ED. Gallimard, 1965, pp. 160-162.
Texte de Pierre Bourdieu
Le cumul des inégalités: l’école consacre la lutte des classe
Dans un texte qui fit sensation lors de sa première édition en 1964, Les Héritiers, les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont montré que l’Ecole (l’ensemble des institutions scolaires et universitaires) n’est pas un appareil neutre au service de la culture. En s’appuyant sur l’étude empirique du vécu des étudiants et des professeurs ainsi que sur l’analyse des règles du jeu universitaire, ils établissent et dénoncent l’inégalité des chances d’accès à l’enseignement supérieur selon l’origine sociale et le sexe des écoliers. Par-delà les inégalités économiques, ils insistent sur le rôle de l’héritage culturel, capital subtil de savoir, de savoir-faire et d’aisance que les enfants des classes favorisées doivent à leur milieu familial :
« La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de don. Pareille attitude est dans la logique d’un système qui, reposant sur le postulat de l’égalité formelle de tous les enseignés, conditions de son fonctionnement, ne peut reconnaître d’autres inégalités que celles qui tiennent aux dons individuels.
(…)
Les classes privilégiées trouvent dans l’idéologie que l’on pourrait appeler charismatique (puisqu’elle valorise la « grâce» ou le « don») une légitimation de leurs privilèges culturels qui sont ainsi transmués d’héritage social, en grâce individuelle ou en mérite personnel. Ainsi masqué, le « racisme de classe» peut s’ afficher sans jamais s’apparaître. Cette alchimie réussit d’autant mieux que loin de lui opposer une autre image de la réussite scolaire, les classes populaires reprennent à leur compte l’essentialisme[7] des hautes classes et vivent leur désavantage comme destin personnel.
(…)
En l’état actuel de la société et des traditions pédagogiques, la transmission des techniques et des habitudes de pensée exigée par l’école revient primordialement au milieu familial. Toute démocratisation réelle suppose donc qu’on les enseigne là où les plus défavorisés peuvent les acquérir, c’est-à-dire à l’Ecole; que l’on élargisse le domaine de ce qui peut être rationnellement et techniquement acquis par un apprentissage méthodique aux dépens de ce qui est abandonné irréductiblement au hasard des talents individuels, c’est-à-dire en fait, à la logique des privilèges sociaux (…)
Mais il ne suffit pas de se donner pour fin la démocratisation réelle de l’enseignement. En l’absence d’une pédagogie rationnelle mettant tout en oeuvre pour neutraliser méthodiquement et continûment, de l’école maternelle à l’université, l’action des facteurs sociaux d’inégalités culturelles, la volonté politique de donner à tous des chances égales devant l’enseignement ne peut venir à bout des inégalités réelles, lors même qu’elle s’arme de tous les moyens institutionnels économiques; et, réciproquement, une pédagogie réellement rationnelle, c’est-à-dire fondée sur une sociologie des inégalités culturelles, contribuerait sans doute à réduire les inégalités devant l’école et la culture, mais elle ne pourrait entrer réellement dans les faits que si se trouvait données toutes les conditions d’une démocratisation réelle du recrutement des maîtres et des élèves, à commencer par l’instauration d’une pédagogie rationnelle ».
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et les cultures, Les éditions de minuit 1999, pp. 103-115.
Texte de Rousseau
« L’un doit être actif et fort, l’autre passif et faible »
Jean-Jacques Rousseau conclut Émile ou De l’Éducation par une étude sur Sophie ou La Femme, la future compagne d’Émile. Rousseau affirme d’emblée que la femme et l’homme sont de la même espèce, mais que leur sexe les fait différer « du plus au moins ». Leur inégalité au sein de la famille et de la société est conforme à la nature et à la raison : la femme est « faite pour plaire à l’homme » et « faite pour (lui) obéir » ; son éducation doit y concourir. Il est à noter que Rousseau ancre la démonstration de cette inégalité sur les comportements différents – actif et passif – de l’homme et la femme dans « l’union des sexes ». Cette différenciation actif/passif est présente dès Aristote (dans la symbiose de la semence masculine active et d’une matière passive féminine) et se retrouve chez Hegel:
« En tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme ; elle a les mêmes organes, les mêmes besoins, les mêmes facultés ; la machine est construite de la même manière, les pièces en sont les mêmes, le jeu de l’une est celui de l’autre, la figure est semblable ; et, sous quelque rapport qu’on les considère, ils ne diffèrent entre eux que du plus au moins. (…)
Dans l’union des sexes chacun concourt également à l’objet commun, mais non pas de la même manière. De cette diversité naît la première différence assignable entre les rapports moraux de l’un et de l’autre. L’un doit être actif et fort, l’autre passif et faible : il faut nécessairement que l’un veuille et puisse, il suffit que l’autre résiste peu. Ce principe établi, il s’ensuit que la femme est faite spécialement pour plaire à l’homme. (…)
La rigidité des devoirs relatifs des deux sexes n’est ni ne peut être la même. Quand la femme se plaint là-dessus de l’injuste inégalité qu’y met l’homme, elle a tort ; cette inégalité n’est point une institution humaine, ou du moins elle n’est point l’ouvrage du préjugé, mais de la raison : c’est à celui des deux que la nature a chargé du dépôt des enfants d’en répondre à l’autre. (…)
Les filles de Sparte s’exerçaient, comme les garçons, aux jeux militaires (…). Quelque impression que fît cet usage sur le cœur des hommes, toujours était-il excellent pour donner au sexe une bonne constitution dans la jeunesse par des exercices agréables, modérés, salutaires, et pour aiguiser et former son goût par le désir continuel de plaire, sans jamais exposer ses mœurs. Sitôt que ces jeunes personnes étaient mariées, on ne les voyait plus en public ; renfermées dans leurs maisons, elles bornaient tous leurs soins à leur ménage et à leur famille. Telle est la manière de vivre que la nature et la raison prescrivent au sexe. (…)
Par cela même que la conduite de la femme est asservie à l’opinion publique, sa croyance est asservie à l’autorité. Toute fille doit avoir la religion de sa mère, et toute femme celle de son mari. (…)
La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des principes, des axiomes dans les sciences, tout ce qui tend à généraliser les idées n’est point du ressort des femmes, leurs études doivent se rapporter toutes à la pratique (…) Toutes les réflexions des femmes en ce qui ne tient pas immédiatement à leurs devoirs doivent tendre à l’étude des hommes ou aux connaissances agréables qui n’ont que le goût pour objet ; car, quant aux ouvrages de génie, ils passent leur portée. »
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’Éducation, livre V, Sophie ou La Femme20 Texte Simone de Beauvoir
Texte de Simone de Beauvoir
On ne naît pas femme : on le devient
En 1949, Simone de Beauvoir (1908-1986), philosophe, femme de lettres et compagne de Jean-Paul Sartre, publie Le Deuxième Sexe. Au-delà de la thèse philosophique selon laquelle, dans la relation actuelle homme/femme, l’homme serait l’absolu et la femme le relatif, l’« Autre », l’essai marquera les esprits et tout le mouvement féministe par sa démonstration que la différenciation entre masculin et féminin ne provient pas d’un déterminisme biologique ou essentialiste[8], mais d’une construction historique et sociale conduisant à des rapports de domination – construction qui peut donc être démontée et laisser place à des rapports d’égalité.
« On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. Seule la médiation d’autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu’il existe pour soi, l’enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. (…) Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, (la fille) nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n’est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c’est que l’intervention d’autrui dans la vie de l’enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée. »
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome II, éd. Gallimard, 1949, p. 13
« Ainsi, la passivité qui caractérisera essentiellement la femme « féminine » est un trait qui se développe en elle dès ses premières années. Mais il est faux de prétendre que c’est là une donnée biologique ; en vérité, c’est un destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par la société. (…) On lui apprend que pour plaire il faut chercher à plaire, il faut se faire objet ; elle doit donc renoncer à son autonomie. On la traite comme une poupée vivante et on lui refuse la liberté ; ainsi se noue un cercle vicieux ; car moins elle exercera sa liberté pour comprendre, saisir et découvrir le monde qui l’entoure, moins elle trouvera en lui de ressources, moins elle osera s’affirmer comme sujet ; si on l’y encourageait, elle pourrait manifester la même exubérance vivante, la même curiosité, le même esprit d’initiative, la même hardiesse qu’un garçon. »
Texte de Bourdieu
La domination masculine
En 1998, Pierre Bourdieu publie La Domination masculine, ouvrage dans lequel il définit celle-ci avant tout comme une domination symbolique découlant d’un système de représentation conférant à l’homme et à la femme un rôle prédéterminé et permanent. Cette thèse a parfois été considérée comme juste mais partielle, puisqu’ignorant de fait les inégalités au travail ou les violences physiques et sexuelles, et « éternisant » de surcroît les conditions de cette domination. Pierre Bourdieu est revenu sur cet essai en 2002:
« Pour comprendre la domination masculine qui est une forme particulière et particulièrement accomplie de la violence symbolique (…), on peut s’appuyer sur l’analyse d’un ordre institutionnel qui, comme toute institution, existe de deux façons, d’une part, dans les choses, sous forme, par exemple, de divisions spatiales entre les espaces féminins et les espaces masculins, sous forme d’instruments différenciés, masculins ou féminins, etc. et, d’autre part, dans les cerveaux, dans les esprits, sous forme de principes de vision et de division, de taxinomies, de principes de classement (…).
La forme spécifique de la domination masculine (est) la violence symbolique comme contrainte par corps. Pour que la domination symbolique fonctionne, il faut que les dominés aient incorporé les structures selon lesquelles les dominants les perçoivent ; que la soumission ne soit pas un acte de la conscience, susceptible d’être compris dans la logique de la contrainte ou dans la logique du consentement alternative (…).
Le fondement de la situation dominée de la femme, et sa perpétuation par-delà les différences temporelles et spatiales, réside dans le fait que, dans cette économie, elle est plutôt objet que sujet. (…) Je retiendrai seulement le rôle passif, celui qui est conféré à la femme dans cette logique et qui me semble être au fondement, encore aujourd’hui, du rapport que les femmes entretiennent avec leur corps et qui tient au fait que leur être social est un être-perçu, un percipi[9], un être pour le regard et, si je puis dire, par le regard et susceptible d’être utilisé, à ce titre, comme un capital symbolique[10]. L’aliénation symbolique à laquelle elles sont condamnées du fait qu’elles sont vouées à être perçues et à se percevoir à travers les catégories dominantes, c’est-à-dire masculines, se retraduit dans l’expérience même que les femmes ont de leur corps et du regard des autres. «
Pierre Bourdieu, Nouvelles réflexions sur la domination masculine, Cahiers du Genre 2/ 2002 (n° 33), p. 225-233.
Texte Pfefferkom
Inégalités de classes, inégalités de sexes
Depuis les années 1980, plusieurs concepts sont apparus en sociologie, en liaison avec le mouvement féministe, pour tenter d’éclairer la nature des inégalités femmes/hommes et leur articulation éventuelle avec les inégalités de classe : « patriarcat », « genre », « travail domestique », « rapports sociaux de sexe », « sexisme »… Dans son livre Inégalités et rapports sociaux, paru en 2007, le sociologue Roland Pfefferkorn, qui évoque par ailleurs un « retour des classes », fait le point sur ces notions.
« Le concept de patriarcat présente deux avantages majeurs. En premier lieu, il permet d’insister sur le fait que l’oppression des femmes résulte d’un fonctionnement systémique qui n’est en aucun cas réductible au système capitaliste. En second lieu, il permet d’introduire la question de l’exploitation par les hommes du travail effectué par les femmes dans le cadre domestique. Il met par conséquent l’accent sur une dimension matérielle de l’oppression qui va bien au-delà de la seule référence à la domination. »
Roland Pfefferkorn, Inégalités et rapports sociaux, La Dispute, 2007, p. 244.
« Le travail domestique s’accomplit dans le cadre d’une « relation de service » qui implique une disponibilité permanente du temps des femmes au service de la famille envisagée dans un sens large, c’est-à-dire étendue à l’ensemble de la parenté. (…) (D’où) la dimension émotionnelle et la « charge mentale » qui pèse sur les femmes. (…) Des gestes apparemment banals portant essentiellement sur des choses régulièrement répétées dans le cadre du travail domestique peuvent contribuer au développement de sentiments et à l’attachement à des personnes dans le cadre non-marchand de rapports familiaux. »
Ibid., pp. 255-256.
« Le mot sexe se réfère aux différences biologiques entre mâles et femelles (…). Le genre, lui, est une question de culture. (…) Les connexions entre la nature et la culture, ici entre le sexe et le genre, sont elles-mêmes sociales, culturelles et historiques, elles n’ont rien de naturel. Dans cette perspective, le masculin et le féminin sont imposés culturellement au mâle et à la femelle pour en faire un homme et une femme. (…) La définition du masculin et du féminin renvoie désormais à des constructions ou des productions sociales et à des stéréotypes sociaux. »
Ibid., pp. 274-275.
« Le concept de rapports sociaux de sexe a été élaboré à partir de 1980 en connexion avec celui de division sexuelle du travail auquel il est étroitement lié. Il met l’accent sur les dimensions matérielles de l’oppression, c’est-à-dire pour l’essentiel sur le travail, tout en n’occultant pas ses aspects idéels. (…) Il permet aussi d’articuler les rapports de sexe et les rapports de classe, ne se contentant pas de les penser en parallèle (…). Le travail ne se limite pas ici au seul travail salarié, rémunéré, marchand, formalisé. Il inclut le travail informel, le travail non marchand, le travail non rémunéré, en premier lieu le travail domestique, mais aussi la production des représentations ou celle des identités individuelles et collectives. »
Ibid., pp. 298 et 309
Texte de Claire Peugny
Une école à l’image de la société tout entière: élitiste et inégalitaire
Claire Peugny est maître de conférences en sociologie à Paris VII. Dans un ouvrage paru en 2013, et intitulé« Le destin au berceau », elle explique comment et pourquoi les conditions de naissance continuent, en France, de déterminer le destin des individus :
« Dans la France d’ aujourd’hui, sept enfants de cadres sur dix exercent un emploi d’encadrement quelques années après la fin de leurs études. À l’inverse, sept enfants d’ouvriers sur dix demeurent cantonnés à des emplois d’exécution. Plus de deux siècles après la révolution, les conditions de naissance continuent à déterminer le destin des individus. On ne devient pas ouvrier, on naît ouvrier.
Bien sûr, sur le long terme, la société française s’est considérablement ouverte. Tout au long du XXe siècle, les bouleversements de la structure sociale et les progrès de l’éducation ont conduit un nombre croissant d’individus à cheminer dans l’espace social et à s’élever au-dessus de la condition de leurs parents. Jadis exceptionnelle, la mobilité sociale est devenue une régularité statistique, en France comme dans la plupart des autres sociétés occidentales.
Pourtant, la société française reste minée par les inégalités. Tandis que que les 10 % des Français les plus fortunés concentrent la moitié de la richesse nationale, les hauts revenus s’envolent et la pauvreté s’étend, frappant désormais plus de 8 millions d’individus. Du point de vue de la mobilité sociale, le constat est terrible : entre le début des années 1980 et la fin des années 2000, l’intensité de la reproduction sociale n’a pas faibli, bien au contraire, alors que la période était marquée par une massification scolaire de grande ampleur.
Pour la société française, qui a fait de l’école la principale voie de mobilité sociale, c’est un constat d’échec : le déclin de l’immobilité sociale demeure extrêmement modeste au regard de l’effort consenti pendant le dernier demi-siècle. En termes de démocratisation, le bilan de la massification scolaire est donc très faible. Foncièrement élitiste, l’école de la République se préoccupe du succès de quelques individus, surreprésentés parmi les groupes sociaux les plus favorisés à qui elle offre le luxe de l’excellence, et ignore trop souvent le sort des « vaincus » de la compétition scolaire, promis à la relégation sociale. Tel est le paradoxe de la société française : elle accorde une importance démesurée au diplôme obtenu à l’issue de la formation initiale, alors que la compétition scolaire est socialement biaisée dès le départ, tant l’origine sociale pèse sur les cursus et les résultats scolaires.
Pour parvenir à desserrer l’étau de la reproduction sociale, il faut en terminer avec le mythe d’une république« méritocratie» et rendre l’école vraiment démocratique. »
Claire Peugny, Le destin au berceau, Inégalités et reproduction sociale, coll. La République des Idées, Ed. du Seuil, 2016, pp. 9-10.
Laurence Hansen-Love
[1] Marx nous a déjà donné le tableau d’une société communiste dans laquelle « le temps de travail joue un double rôle » : « D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. » (Le Capital, tome I. p. 90).[2] Aristote, Politique, livre II, Chapitre 7.
[3] Une taxe.
[4] Cette conception de la justice a été largement commentée, contestée et récusée y compris dans le camp des libéraux eux`mêmes. Voir ci -dessous le texte de Amartya Sen cité en conclusion.
[5] La neutralisation de la ségrégation.
[6] Maître de guilde.
[7]Pour Bourdieu, « l’espace social » (la société) est traversé par un conflit entre dominants et dominés. Mais, contrairement à Marx pour qui ce conflit exprime à l’époque du capitalisme le rapport social capital/travail, bourgeois/prolétaires, les autres contradictions découlant de cette lutte des classes, Bourdieu considère que l’espace social est divisé en « champs » (économique, culturel, social, politique, philosophique, religieux, etc.) qui ont chacun leur logique propre et font vivre de façon spécifique le conflit dominants/dominés. Dans chaque champ, ce conflit oppose les porteurs d’un « capital » (comme dans le champ économique), qui détiennent le pouvoir et qui recherchent une rentabilité de leurs investissements pour accroître ce capital et ce pouvoir au détriment des dominés. Mais il ne s’agit pas partout d’une augmentation des profits, comme en économie : dans le champ culturel, par exemple, il sera surtout question de recherche du succès commercial ou mondain ou au contraire de reconnaissance élitiste méprisant les pratiques mercenaires. Pour exprimer cette thèse, Bourdieu a forgé les notions de « capital symbolique » (capital propre à chaque champ, incluant les représentations), d’« habitus » (mode d’être conforme à chaque champ) et de « violence symbolique ».
[8] Qui suppose une essence, autrement dit des caractères naturels, voire génétiques.
[9] Etre perçu.
[10] Sur le sens de cette expression, voir page..
“Tout n’est que social”…
Au vu de la tournure qu’ont pris certains mouvements progressistes contemporains, les deux derniers tiers de l’article ont très mal vieilli.
Assurément partiaux et illégitimes, mais demeurent certainement coruscants toutefois.