Transhumanisme et “décodage” d’Heidegger

Avant d’aborder le transhumanisme, nous devons d’abord résumer l’évolution de notre condition humaine.

De la condition humaine

À l’époque du chamanisme, notre conscience réduisait notre condition humaine à des réceptacles d’esprits (de la nature). Concrètement, nos mauvaises actions s’expliquaient par les facéties de mauvais esprits. Du coup, on s’empressait de les compenser par des incantations à des esprits mieux disposés. Le polythéisme ne fit que remplacer les esprits par des dieux et les incantations par des offrandes.

Le monothéisme provoqua un changement radical. Subitement, nous devenions des êtres pêcheurs en quête de rédemption. Nous prenions enfin conscience de notre humanité et cessions de nous cacher derrière un terrain de jeux pour esprits en mal de sensations.

Durant la Renaissance italienne, ce monothéisme traversa une crise de confiance. Cette dernière engendrera l’humanisme. Selon Joseph Pérez (1), humaniste existe depuis le XVIe siècle et désigne celui qui cultive (ou enseigne) les « humanités ». Par contre, humanisme apparaît seulement en 1878, dans un supplément du Dictionnaire de la langue française (le « Littré »). Il désigne « La culture des belles-lettres, des humanités (humaniores litterae) ». Comme les humanités désignent les études scientifiques par opposition aux études bibliques, elles marquent la naissance d’un esprit de laïcité.

Depuis, l’humaniste laïc (pléonasme ?) cherche une alternative à l’être pêcheur : animal raisonnable, être de culture, membre de la communauté humaine, être politique, etc. En 1946, Jean Beaufret, philosophe français, demande à son ami Martin Heidegger, philosophe allemand : « Comment redonner un sens au mot humanisme ? ». L’humanisme traverse donc à son tour une crise de confiance. Dans sa réponse, la Lettre sur l’humanisme, Heidegger souligne qu’on ne peut réduire l’humain à sa seule condition humaine. Il propose plusieurs formulations (étonnantes) pour désigner notre être : « l’homme est le berger de l’Être », « l’essence de l’homme n’est rien d’humain » et « le langage est la maison de l’Être ».

Comme personne ne comprend la réponse, le transhumanisme apparaît. Il désigne les études scientifiques qui portent sur l’amélioration de la condition humaine : augmentation des capacités physiques et mentales et suppression du vieillissement. Depuis 1988, une association internationale porte le projet : World Transhumanist Association renommée Humanity+.

On récapitule : comme le monothéisme et l’humanisme n’apportent pas de réponse satisfaisante (ou compréhensible) à la question « Qui sommes-nous ? », on se précipite pour modifier ce que nous ignorons.

De la nature humaine

Nous ouvrons une seconde parenthèse qui éclairera la suite de l’article.

Selon Jeremy Bentham, philosophe et jurisconsulte anglais né en 1748, les individus conçoivent leurs intérêts uniquement sous le rapport du plaisir et de la peine. Plus ils augmentent le plaisir et plus ils diminuent la peine, mieux ils se portent. Comme chaque action provoque des effets positifs et négatifs (dont la durée et l’intensité varient), chaque individu procède donc à des « calculs ». Dès 1781, il nommera lui-même sa doctrine : l’utilitarisme. En fait, nous pouvons analyser notre propre quotidien pour constater que le plaisir (désir, etc.) et la peine (peur, etc.) jouent effectivement un rôle important dans nos décisions.

Que se passe-t-il lorsque la peine devient intolérable ? Pour répondre, on se contentera de deux anecdotes.

Au XVIIIe siècle, un certain Ned Ludd détruisait méthodiquement des machines (à tisser notamment) car elles représentaient une menace (de chômage) pour l’artisan qu’il était. Dans un registre différent, en 2016, le cinéma adaptait un roman d’anticipation de James Graham Ballard, écrivain britannique : High-Rise. L’auteur réduit la société à un immeuble où les résidents (éduqués et polis) vivent dans un environnement confortable et ultramoderne. Puis survient une panne de courant que personne ne peut diagnostiquer et réparer. Ensuite, la population de l’immeuble sombre dans les guerres tribales, le cannibalisme, l’inceste, etc.

Ces deux anecdotes partagent un sujet : la première prévoit que l’innovation augmentera nos problèmes et la seconde anticipe que l’innovation amplifiera nos pulsions. Comme le transhumanisme propose de fusionner l’homme et l’innovation, on peut suggérer d’évaluer les risques. Sinon, un jour, un « technicien de surface » oubliera de rebrancher la prise électrique et les humains modifiés tomberont tous en panne.

On complétera notre incursion dans la nature humaine par un concept de la Grèce antique. L’hybris désignait le plus souvent la « démesure ». Elle pointait un comportement ou un sentiment violent inspiré par des passions : orgueil, arrogance, excès de pouvoir, etc., sans parler du vertige qu’engendre un succès continu. Les Grecs lui opposaient la tempérance et la modération qui incitent à la connaissance de soi et de ses limites.

Enfin, même si nous ne développerons pas le sujet, on ne peut passer sous silence un rêve de l’humanité : la jeunesse éternelle.

Du dérapage du transhumanisme

Dans sa page A propos (About), le site Humanity+ considère son rôle comme celui de principal défenseur des valeurs transhumanistes « positives ». Cela inclut la longévité en bonne santé (extension extrême de la vie) et les sciences et technologies qui peuvent créer une humanité « plus humaine ». Sur ce dernier point, la page reste vague mais on note le positivisme.

Or, dès 1999, cela dérape. Lors d’un colloque consacré à Heidegger et à la fin de l’humanisme (?), Peter Sloterdijk, philosophe allemand, envisage un nouveau système de valeurs. Ce dernier répondrait à la production d’êtres nouveaux et légitimerait le pouvoir de bénéficiaires de technologies d’amélioration de l’être humain (2). Pour Sloterdijk, le transhumanisme devient une transition vers ce système de valeurs dit post-humaniste.

En 2002, Kevin Warwick, professeur de cybernétique à l’Université de Coventry, en rajoute dans son livre I, Cyborg (3). Selon lui, dès l’an 2100, les humains qui refuseront de « s’améliorer » formeront les « chimpanzés du futur » (sic).

En 2016, Playboy interviewait Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google (4). Kurzweil pense que les progrès de la technologie et de la médecine nous poussent vers une période de profond changement évolutif au cours de laquelle les ordinateurs surpasseront le cerveau et nous permettront de vivre éternellement (dès 2045).

On récapitule : des « êtres nouveaux » exerceront le pouvoir sur des chimpanzés. Ceci dit, les ordinateurs surpasseront le cerveau des êtres nouveaux. De toute façon, comme on ne comprend rien à la lettre d’Heidegger, on décrète la fin de l’humanisme. Doit-on miser sur les ordinateurs pour décoder cette lettre ? Non : nous démontrerons en fin d’article que cela reste à la portée d’un chimpanzé.

Enfin, on attire l’attention sur une dérive peu documentée. D’un point de vue strictement économique, l’être humain reste une « ressource ». Au cas où vous en douteriez, adressez-vous à votre direction des Ressources humaines. La bonne nouvelle se résume ainsi : les « ressources » disposent de moyens de pression car sans elles, l’économie ne fonctionne pas. Que deviendront ces ressources une fois que des ordinateurs feront mieux ? En un mot, elles deviendront « inutiles » et du même coup, leurs moyens de pression deviendront obsolètes.

En 2017, Yuval Noah Harari, historien israélien, donnait une conférence en petit comité au Collège des Bernardins (5). Il alertait : ceux qui n’apporteront plus de valeur ajoutée sur les intelligences artificielles ne cesseront de grossir en nombre. Les élites devront donc combattre les inutiles et ne perdront rien à les faire « disparaître ». Pour lui, on doit même réagir avant 2040.

De la contre-offensive

La réaction pointe déjà mais reste marginalisée ou noyée dans la masse d’information.

En fait, elle remonte au moins à l’année 1958. Cette année-là, Hannah Arendt, une philosophe allemande naturalisée américaine, abordait déjà le sujet dans son ouvrage The Human Condition (6). Selon elle, dès son époque, la recherche scientifique s’oriente vers la vie « artificielle » et coupe le lien qui maintient l’homme parmi les « enfants » de la nature. Elle faisait référence à des essais de bébés éprouvette qui argumentaient déjà sur la création d’humains améliorés voire « supérieurs ». Elle théorise également l’envie d’échapper à la condition humaine par l’espoir de prolonger l’existence. Toujours selon elle, des savants de son époque évoquaient aussi la production en moins d’un siècle d’un « homme futur ». Enfin, ce dernier (de facture « personnelle ») sonnerait comme une révolte contre notre existence humaine qui vient de « nulle part » (d’un point de vue laïc).

Notre nature pourrait-elle abriter une révolte redondante ? Chassé du paradis, on commence par la colère contre Dieu : on veut donc s’égaler à lui. Ensuite, on s’impatiente sur notre raison d’être : on créera donc notre propre « création ». Au vu de ce comportement capricieux, notre humanité actuelle peut-elle revendiquer l’âge adulte ?

En 2016, Paul Jorion, anthropologue belge et professeur associé à l’Université catholique de Lille, déclare :

« nous avons lancé le processus de deuil de notre propre espèce » (7).

Enfin, il insiste sur la distinction entre robots (non humains) et cyborgs (humains modifiés) car le transhumanisme entretient la confusion. Il pense qu’une réaction mondiale peut empêcher le processus mais il pose une étrange question : « en a-t-on vraiment envie » ? Comme il ne développe pas, réfère-t-il aux élites et/ou aux futurs inutiles ? À travers son témoignage, on note que le messianisme technologique d’éternité déstabilise la promesse d’éternité (induite par l’ascension du Christ).

En 2018, François-Xavier Bellamy, professeur agrégé de philosophie et homme politique français, publie Demeure (8). Selon lui (page 112), le transhumanisme vise moins à réparer le corps humain qu’à le remplacer. Cet objectif s’appuie sur le mépris de notre condition humaine. Ensuite (page 114), sur le fonds, il considère que le terme anti-humanisme serait plus approprié. Quand on aime être humain, pourquoi rêver d’être un « post-humain » ? Ensuite, il théorise : penser qu’on a tout à gagner dans le transhumanisme relève d’une grande déprime. Enfin, il s’inquiète pour notre humanité, ce «  trésor irremplaçable », malmenée par un « fantasme techniciste ».

Dès 2015, Olivier Rey, philosophe français, maniait l’humour sur le sujet (9). Il rappelle que Malthus conseillait aux pauvres de limiter leur descendance. Or, les riches (même en petit nombre) causent bien plus de dégâts. Il rappelle la foi moderne dans les sciences et techniques pour façonner un monde plus agréable à vivre. Or, notre monde ne cesse de se dégrader et notre capacité d’adaptation par la même occasion. Pire : nos mauvaises décisions se multiplient. Doit-on poser des limites à notre puissance ? Non, on développe des fantasmes de superpuissance. Doit-on accepter une communauté de destin ? Non, on divisera l’humanité en castes. Doit-on se confronter à la réalité ? Non, on poursuit des chimères. Doit-on se réformer pour continuer à vivre ? Non, on entretient des échappatoires de notre condition humaine. Enfin, il nous place devant une alternative. Soit la science contemporaine peut appréhender le vivant et elle le « dissout ». Soit le vivant ne peut s’appréhender (…) par la science actuelle et il nous oblige à une profonde remise en cause.

Comme on ne peut pas passer en revue tous les auteurs, on conclut avec Jacques Testart, biologiste français qui dirigea la naissance du premier bébé éprouvette en France en 1982. En 2018, le magazine L’incorrect l’interviewait (10). On cite :

Le libéralisme, c’est la compétition entre les individus, les groupes, les États, etc., tout comme l’eugénisme, qui vise à sélectionner les êtres humains en fonction de leur potentiel. On rentre dans une logique productiviste : la recherche du profit par tous les moyens. Contre cette dérive de nos sociétés modernes, je prône, à la suite de Jacques Ellul et de bien d’autres, la décroissance. Deux périls se présentent à nous à l’horizon 2050 : un péril environnemental, notamment climatique, et un péril transhumaniste, avec la menace d’un homme « augmenté » destiné à satisfaire tous les critères d’une société productiviste sans avoir plus rien d’humain.

Source : fr.wikiquote.org/wiki/Jacques_Testart

On ne s’aventurera pas sur le terrain de la décroissance. Par contre, le « père » du premier bébé éprouvette coupe le cordon ombilical de nos dernières illusions. On résume : pendant qu’on disserte sur l’humanisme et sa version « trans », la logique productiviste se moque totalement de nos débats. Notre humanité se résumerait donc à un « parc humain » pour reprendre une expression de Sloterdijk (11). On peut donc traduire « hommes nouveaux » par « hommes machine ». On comprend mieux pourquoi le transhumanisme assimile les cyborgs (les humains « augmentés ») et les robots.

Du décodage de la lettre

Pour rappel, en 1946, Jean Beaufret, philosophe français, demanda à son ami Martin Heidegger, philosophe allemand : « Comment redonner un sens au mot humanisme ? ». Dans sa réponse, la Lettre sur l’humanisme, Heidegger souligna qu’on ne pouvait réduire l’humain à sa seule condition humaine. Il proposa plusieurs formulations énigmatiques pour désigner notre être : « l’homme est le berger de l’Être », « l’essence de l’homme n’est rien d’humain » et « le langage est la maison de l’Être ».

En philosophie, le concept de l’être s’avère à la fois le plus simple et le plus… vide. Il est donc impliqué dans tous les autres concepts. La majuscule désigne « l’être en tant qu’il est ». La Grèce antique distinguait la philosophie première, la science de l’être en tant qu’être, et la seconde, la physique. La première s’intéressait aux principes de l’étant. Ce dernier permet de distinguer l’expérience de l’humain immergé dans le monde et l’essence de cette présence humaine. L’essence d’un être désigne ce qu’il est vraiment.

Pour le décodage, Heidegger donne un premier indice : le berger. Ce dernier gère la transhumance (le flux) des moutons (le vivant). Nous proposons donc le flux du vivant (êtres, cellules, gènes, etc.). Comme on n’abandonne pas un flux à lui-même, cela exige un « berger ». Heidegger livre un second indice : « le langage est la maison » du flux du vivant. Or, toutes les formes de vie partagent un langage commun : les lettres (les types de bases nucléiques) et les mots (les codons) du code génétique.

Pour Heidegger, notre essence n’est rien d’humain. On peut éviter les interprétations hâtives : essence divine, âme, etc. La philosophie s’affranchit des préjugés et de la métaphysique (au sens ésotérique du terme). La philosophie seconde se résumait à la physique. Par défaut, des philosophes grecs décrivaient la première comme « après la physique ». Selon nos connaissances modernes, seule la physique quantique se trouve au-delà de la physique.

Si notre essence est de nature quantique, quel est son « réservoir » ? La plus grande découverte de la génétique reste peu médiatisée. Pour faire simple, notre génome n’occupe que quatre pour cent de l’espace de notre ADN. Nos instruments actuels ne peuvent voir le contenu du « reste ». Du coup, des généticiens le qualifient d’ADN « poubelle » (au pire) ou d’emballage (au mieux). Un tel volume, vingt à trente fois plus spacieux que notre génome, constituerait un excellent réservoir. Nous proposons donc que notre génome se résume à une simple interface entre notre nature quantique et le monde physique.

On résume : l’homme est le « berger » du vivant en général et du langage (principalement quantique et encore inconnu) qui soutient la vie. En clair, « il est » le gestionnaire de « ce qui est ». On peut même prédire que les « hommes machine » altéreront leur réservoir quantique et perdront leur véritable essence (nature). Du même coup, à l’image d’intelligences artificielles, leur capacité à gérer le vivant deviendra nulle. Autrement dit, les « chimpanzés du futur » représenteront notre seul espoir d’évolution (de gestion du vivant).

Hervé Cariou, cariou.info

(1) De l’humanisme aux Lumières : Études sur l’Espagne et l’Amérique, Casa de Velázquez, page 161

(2) L’impact et les enjeux des nouvelles technologies d’exploration et de thérapie du cerveau (Rapport). Rapport n° 476 (2011-2012) de MM. Alain Claeys, député et Jean-Sébastien Vialatte, député, fait au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposé le 13 mars 2012, section II B

(3) https://www.press.uillinois.edu/books/?id=p072154

(4) https://www.playboy.com/read/playboy-interview-ray-kurzweil

(5) https://www.challenges.fr/high-tech/internet/pour-l-auteur-de-sapiens-l-intelligence-artificielle-va detruire-la-plupart-des-emplois_507756

(6) https://calmann-levy.fr/livre/condition-de-lhomme-moderne-nouvelle-edition-2018- 9782702165362 (pour la traduction française)

(7) http://nomdezeus.fr/economie/paul-jorion-deuil-espece/

(8) https://www.grasset.fr/livres/demeure-9782246815587

(9) « C’est la taille qui compte, entretien avec Olivier Rey », Gaultier Bès, Limite, n° 1, septembre 2015, page 75

(10) « Parler de droit à l’enfant est une perversion », Jacques Testart, L’Incorrect, n° 12, septembre 2018, page 48

(11) https://petersloterdijk.net/oeuvre/regles-pour-le-parc-humain/

Licence : CC0 1.0 universel

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