Vers un éloge du chaos

Convergence, de Jackson Pollock, une illustration du Chaos

Tremblons, le chaos est de retour. Dans l’actualité et plus globalement dans la pensée contemporaine, le chaos est présenté tel une menace qui guette. Il est prêt à surgir en permanence, partout et tout le temps, et, tant bien que mal, nous tentons de le contenir. Il nous inquiète, il nous fait peur. Et si nous avions tort ?

Avant le chaos, la peur ?

Pourquoi le chaos nous fait-il si peur ? Pourquoi lui accole-t-on une image péjorative ? Après tout, le chaos n’est, d’une part, qu’un « espace immense indifférencié préexistant à toutes choses, et notamment à la lumière » ou d’autre part, « ce qui est ou semble inorganisé, désordonné, confus, parfois incohérent ou obscur » (CNRTL). Ni l’un ni l’autre ne devraient nous faire trembler : ils devraient plutôt nous interpeler et nous obliger à penser. D’abord au sens profond de ce que nous sommes et de ce que nous vivons (avant moi, le chaos ?). Mais aussi, et surtout, à notre obsession de la clarté, de la cohérence, de l’ordre. La quête qui nous mène à la simplification et à la décomplexification n’est pas souhaitable (tel que j’avais pu le montrer dans un petit éloge de la complexité), quitte à risquer la fin de la pensée et de la capacité de jugement.

Finalement, la crainte du désordre (de la désobéissance ?) et de la confusion explique déjà largement l’envie incessante de mise à distance du chaos. C’était sans compter sur la vie sociale, économique et politique. Que l’on soit roi ou chef de l’Etat français, affirmer qu’ « après moi, le déluge / le chaos » (c’est selon) ne peut être que le signe d’un destin tragique. Mais globalement, impossible de ne pas entendre, ça ou là, que le chaos règne dans un parti, une entreprise, un territoire, sans que l’affolement ne se répande comme une trainée de poudre.

Quant à la pensée philosophique, elle nous offre une vision ambivalente. Lisons un instant Deleuze, dans Qu’est-ce que la philosophie ? :

Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. Rien n’est plus douloureux, plus angoissant qu’une pensée qui s’échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées,… Nous perdons sans cesse nos idées. C’est pourquoi nous voulons tant nous accrocher à des opinions arrêtées… Mais l’art, la science, la philosophie exigent davantage : ils tirent des plans sur le chaos. Ces trois disciplines ne sont pas comme les religions qui invoquent des dynasties de dieux, ou l’épiphanie d’un seul dieu pour peindre sur l’ombrelle un firmament d’où dériveraient nos opinions. La philosophie, la science et l’art veulent que nous déchirions le firmament et que nous plongions dans le chaos. Nous ne le vaincrons qu’à ce prix.

Deleuze nous donne à la fois le problème et la solution. En effet, la philosophie (entre autres) doit nous protéger du chaos et le vaincre. Evidemment, à la première lecture, difficile d’accepter le chaos tel un concept positif. Mais la clef proposée par Deleuze, plonger dans le chaos, est précisément le lien qui nous permet de sortir le chaos de son ostracisation.

Pour autant, comment plonger dans le chaos alors qu’il semble à la fois être avant (notamment dans la mythologie et les religions) et après l’ordre ? Et si nous commettions une erreur en étant linéaire ? Pourquoi le chaos ne pourrait-il pas entourer l’ordre, tel une couronne autour d’un disque ? Ou même d’une enveloppe autour d’une sphère ? L’opposition du Chaos à l’ordre, ou au Cosmos (pour reprendre la pensée de Castoriadis) soulignerait encore une fois la nécessité de lire François Jullien, et notamment son ouvrage Si près, tout autre et son analyse de l’opposé.

Avec le chaos, la vie

Castoriadis, dans Les carrefours du labyrinthe, rappelle qu’ « aux « racines » de l’univers, au-delà du paysage familier, le chaos règne toujours souverain ». Le monde est en même temps ordre et désordre, cohésion et chaos, sans quoi il n’y aurait aucun système de pensée et de jugement. En effet, la perfection nous donnerait accès à une vérité définitive ; quand le chaos empêcherait par définition le jugement.

Or, ce qui est vrai pour le monde est vrai pour chacun d’entre nous. Il existe une forme de chaos dans l’esprit et l’âme de chacun des êtres humains sur cette Terre. Nietzsche fut le premier à poser des mots sur cette vision du chaos.

D’abord, dans Le Gai savoir, il commence à instiller l’idée : « le caractère du monde est celui d’un chaos éternel, non du fait de l’absence de nécessité, mais du fait de l’absence d’ordre, d’enchaînement de forme, de beauté, de sagesse, bref de toute esthétique humaine », ajoutant que « celui qui voit au fond de soi comme dans un univers immense et porte en lui des voies lactées sait le désordre de leurs routes ; elles mènent jusqu’au chaos, au labyrinthe de l’existence ».

C’est dans Ainsi parlait Zarathoustra que le propos n’a plus de détours : « je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos ». Ainsi le Surhomme émerge-t-il de ce chaos.

Le parallélisme avec la pensée heideggérienne est alors fascinant. Heidegger n’écrit pas sur le chaos mais sur le néant, en éminant représentant de l’existentialisme. Dans Qu’est-ce que la métaphysique ?, il affirme :

Le néant ne consiste pas avant tout dans la présentation du concept antithétique de l’étant, mais appartient plutôt à l’essence même. Dans l’être de l’étant advient le néantir du néant. (…)

Ex nihilo omne ens qua ens fit (du néant sort tout l’étant en tant qu’étant). Dans le néant du Dasein, l’étant dans son ensemble et selon sa possibilité la plus propre, c’est-à-dire selon un mode fini, vient pour la première fois à lui-même. (…)

Le néant ne reste pas le simple vis-à-vis indéterminé de l’étant, mais se dévoile plutôt comme ayant part à l’être de l’étant.

En clair, impossible de renier le chaos en nous, il est notre essence. Nulle nécessité de le contraindre voire de vouloir l’annihiler, bien au contraire. S’assurer de l’anéantissement du chaos reviendra à résumer l’Homme à une machine parfaite, dépourvue de ses émotions, de ses passions et surtout de sa pensée.

Après le chaos, la veille

Le Chaos, dans la dose d’anxiété qu’il semble infliger aux individus, les mène à une pleine maîtrise de soi. L’on attend et espère de tout un chacun qu’il soit irréprochable, et que jamais le chaos interne ne puisse être visible à la surface. Bref, les failles humaines doivent être cachées derrière un vernis dont l’on sait, grâce à Terestchenko, qu’il est si fragile.

Pour autant, nul besoin des injonctions de la société, du public ou encore de la vie professionnelle pour que nous souhaitions combattre notre chaos interne. A grands coups de pleine conscience, de psychothérapies et d’introspections, nous voici en train de traquer la moindre parcelle qui aurait échappé au projecteur de la conscience. La philosophie, la psychologie et les autres méthodes dédiées au développement individuel ne doivent pas anéantir le chaos, mais le circonscrire, afin, en effet, de connaître son Moi profond et, surtout, borner ses limites.

Evidemment il est difficile d’accepter le chaos en Soi : le fait que nous puissions en même temps ressentir plusieurs sentiments, être déchiré dans des dilemmes que nous seuls comprenons, être souvent incohérents ou encore peu compris et ce même par nos proches relève d’une forme de sacrifice. D’autant plus lorsque l’environnement autour de nous ne cesse de promouvoir l’ordre parfait et la cohérence. Il s’agit de désobéir en se soustrayant de la perfection imposée, donc pour être libre et pour être Soi.

Accepter cette part de chaos en nous nous rend plus humains, et ce à une condition. En effet, le chaos en nous peut aussi verser dans la méchanceté, dans le Mal, auquel cas seule la destruction adviendrait. La condition est l’intime, tel que pensé par François Jullien : dans l’incroyable partage qu’il constitue, le Chaos prend forme sans emporter le Moi. En effet, l’Intime met côte à côte deux (ou plus, après tout) Moi-s qui veillent les uns sur les autres.

A cette condition, le Chaos en nous, accepté mais mis en veille / sous surveillance, permettra d’entrer dans une seconde vie, qui rend vivable et acceptable le chaos, grâce aux rêves qu’elle offre, à la multiplicité de ses facettes, à l’Art et à la culture ; tandis que nous essayons aujourd’hui de placer le chaos loin des regards, en espérant qu’il se réduira comme peau de chagrin…

Comprenons alors Nietzsche quand il nous explique qu’ « il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante », implorant ainsi que nous gardions notre part de chaos. Seul le Chaos donne vie à la création, en la subjuguant, comme la rencontre de l’extraordinaire et de l’ordinaire, présents en nous et hors de nous, et ce alternativement. Sans Chaos, il n’y a plus de vie. Seul, il la détruit. Nous marchons et dansons donc tels des funambules sur le fil de la vie pour progressivement atteindre cette étoile.

Guillaume Plaisance

Bibliographie

  • Arendt, Hannah. Du mensonge à la violence. Calmann-Lévy, 1972.
  • Arendt, Hannah. La vie de l’esprit. PUF, 1981.
  • Arendt, Hannah. Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem. Gallimard, 2002.
  • Castoriadis, Cornelius. Les carrefours du labyrinthe. Seuil, 1978.
  • Deleuze, Gilles, Guattari, Félix. Qu’est-ce que la philosophie ?. Minuit, 2013.
  • Gros, Frédéric. Désobéir. Albin Michel, 2017.
  • Heidegger, Martin. Qu’est-ce que la métaphysique ?. Nathan, 1985.
  • Jullien, François. De l’intime: loin du bruyant amour. Grasset, 2013.
  • Jullien, François. Une seconde vie. Grasset, 2017.
  • Jullien, François. Si près, tout autre. Grasset, 2018.
  • Kishimi, Ichiro, Koga, Fumitake, Avoir le courage de ne pas être aimé, Guy Trédaniel éditeur, 2018.
  • Nietzsche, Friedrich. Le gai savoir. Le livre de poche, 2012.
  • Nietzsche, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra. Arvensa Editions, 2015.
  • Terestchenko, Michel. Un Si Fragile Vernis d’Humanité, Banalité du Mal, Banalité du Bien. La Découverte, 2007.
  • Terestchenko, Michel. Ce bien qui fait mal à l’âme. La Littérature comme expérience morale. Don Quichotte, 2018.
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