La raison d’Etat chez Kant et Machiavel

secret d'etat

Kant, dans son Projet de Paix, a formulé, une fois encore, et toujours par le biais du principe de publicité, une critique acerbe de ce qu’il appelle les maximes des « prétendus praticiens » politiques, servant à justifier les décisions prises en secret, sous couvert d’agir pour le bien public. Ces moralistes politiques sont fustigés pour leur duplicité, affirmant que la compatibilité entre la morale et la politique n’est valable qu’en théorie, et ne vaut rien en pratique, réhabilitant en cela la possibilité de violer les lois au nom de l’amoralité de la politique et des contraintes imposées par les circonstances. Cette tradition qui place le secret au centre de l’exercice du pouvoir peut être résumée par la sentence de Richelieu, selon lequel « le secret est l’âme des affaires publiques ». Kant va cependant distinguer deux niveaux, ou plutôt deux figures de la raison d’Etat, la « ratio status », et l’« arcana imperii», telles que la théorie politique l’a élaborée depuis l’invention de terme « raison d’Etat » par Botero. La première renvoie à l’invocation du secret en vue du salut public, l’intérêt supérieur de la nation au nom duquel des dérogations au droit et à la morale peuvent se justifier, la seconde désigne plus proprement la pratique politique du secret, les arcanes du pouvoir, lesquelles doivent échapper au regard du public. Ainsi, le secret serait la substance, le contenu toujours implicite de la raison d’Etat. Or, c’est ce qu’exclut le principe de publicité, qui fonde la visibilité du pouvoir et la légitimité de l’expression des opinions critiques. La raison d’Etat, comme absence de justification du pouvoir au public, tant d’une décision que d’une action, indique une autonomisation du politique par rapport à la société civile. Mais en sus de la publicité, la critique kantienne s’appuie sur le droit. En effet, pour Kant, la raison d’Etat, comme état d’exception sur le plan juridique, rompt avec la légalité qui lie le public des citoyens et ses gouvernants. Cette rupture, cette entrée dans l’extralégalité traduirait le hiatus entre l’intérêt personnel des derniers et celui du public. La pratique du secret serait donc toujours préjudiciable au peuple :

           « Une maxime […] que je ne peux pas divulguer sans faire échouer par là mon propre dessein, une maxime qu’il faut absolument garder secrète, pour qu’elle réussisse et que je ne peux pas avouer publiquement sans susciter par là, immanquablement, la résistance de tous à mon projet, ne peut devoir cette opposition contre moi, opposition nécessaire, universelle et par conséquent qu’on doit considérer comme a priori, qu’au tort dont elle menace chacun »

 Une négation du principe de publicité

Kant indique ici la double dimension de sa critique : d’une part, le politique doit non seulement publiciser ses actions, mais également le contenu de ses volontés, autrement dit ses intentions. Cette double publicité implique une conception entièrement négative de la raison d’Etat, qui ne serait encore qu’une mise sous tutelle des citoyens. La dissimulation est l’envers de la publicité, son autre négatif : le politique doit, non pas court-circuiter la sphère publique, mais tenter, toujours, de la convaincre par l’exposition et l’explicitation de ses motifs. Rendre raison de soi-même, telle est la tâche de la politique qui se voudrait rationnelle. Or, dans la raison d’Etat s’exprimerait une sorte de conflit entre cette dernière et la raison civile dans la mesure où le droit, censé protéger le peuple des abus du pouvoir, serait transgressé par l’invocation de la raison d’Etat. Kant dessine ainsi un régime dans lequel toute rétention politique d’informations serait devenue caduque. Sa critique est totale : le droit, fondé par la publicité, est le critère à l’aune duquel se juge la « vraie politique », celle qui respecte les citoyens en tant que destinataires du pouvoir. Le droit est, ou non, respecté, il ne peut exister de situation qui justifierait une dérogation, ni une suspension du droit.

           « Il faut tenir le droit des hommes pour sacré, quoi qu’il en coûte des sacrifices au pouvoir dominant. Il n’y a pas ici de demi-mesure, et on ne peut imaginer [un] milieu (entre le droit et l’intérêt) ; au contraire, il faut que toute politique plie le genou devant le droit ».

 Une réponse à Machiavel

Kant comble ici le fossé, qu’avait délibérément creusé Machiavel, entre morale et politique, entre raison d’Etat et publicité, entre droit et pouvoir discrétionnaire. Machiavel fondait la raison d’Etat sur l’adaptation du prince aux circonstances, appelée « fortune » par le penseur florentin, qui exige de celui-ci qu’il abandonne les principes moraux au profit d’une politique pragmatique. A contrario, Kant affirme la subordination de l’ordre politique à l’ordre juridico-moral, comme fondement du droit, et fait de cette façon de la raison d’Etat une déraison d’Etat au sens où la rationalité commande de ne pas violer les lois : la force et le droit ne peuvent cohabiter en république. L’objection selon laquelle la raison d’Etat pourrait être inscrite dans la constitution d’une république n’affaiblirait aucunement son argument. Car, selon Kant, il serait contradictoire que des individus rationnels acceptent, lors du contrat passé avec les gouvernants, une situation (la raison d’Etat) par laquelle le pouvoir s’autonomiserait de leur contrôle, par laquelle donc ils seraient dépossédés de leur rôle critique. République et raison d’Etat apparaissent donc, chez Kant, comme strictement antinomiques, l’une et l’autre obéissent à deux logiques contraires et concurrentes, l’une fondée sur le droit, l’autre sur l’arbitraire. Cette conception semble ainsi faire écho à la maxime de Saint-Évremond, qui au dix-septième siècle, affirmait que « la raison d’Etat est une raison mystérieuse inventée par la politique pour autoriser ce qui se fait sans raison ».

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3 Comments

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