Echec et réussite ne sont que les deux faces d’une même médaille, qui toutes deux s’entretiennent et sont indissociables. Il semble tellement plus facile d’affronter le succès, et pourtant… Nous avons besoin d’échouer pour réussir. Mais entre l’échec et le rebond se trouve souvent la déception. Alors, comment traverser cette étape ?
Faire de la déception un tremplin, de Pascale Chapaux-Morelli et Eugenio Murrali
Tel que nous aurions pu l’espérer de la psychanalyse, les auteurs rappellent que la frustration (notamment chez l’enfant) n’est pas un mal en soi, dès lors que cette frustration prend fin relativement rapidement. Surtout, la frustration a du bon si l’on a conscience que l’on n’est pas toujours seul. Accepter cette solitude, transitoire, n’est possible que parce que les autres sont là. C’est une tâche d’autant plus difficile que l’on apprend avec le temps que nous dépendons de plus en plus des autres. La fragilité narcissique de certains est alors renforcée quand leur regard s’éloigne. L’image de confiance en soi, voire d’immodestie, est parfois une façade, qui dissimule une réelle incertitude sur ce que l’on est et ce que l’on fait.
Cette dépendance n’est pas anodine : l’échec « marginalise », puisqu’il n’est pas (encore, même si progressivement les mœurs évoluent) une vertu. « Nous n’avons pas envie de voir le malheur », et le moi est bien inclus dans ce nous. Bien évidemment, nous sommes présents pour nos proches lorsque la déception les touche. Mais combien de temps ? Sommes-nous vraiment prêts à supporter le désarroi des autres, de peur qu’il nous contamine ?
Au cœur de la découverte, une tempête immobile se déchaîne : on est à la fois submergé et à l’arrêt, balloté par des ressentis violents et bloqué par ce qui n’a pas pu être. Voilà notre lot. Les émotions déferlent en vagues successives, tout en laissant intact un sentiment profond d’injustice, de regret, ou de nostalgie, c’est selon. Mais l’impression d’avoir devant soi un mur nous cache le parcours qui, en réalité, s’ouvre devant nous (page 69).
Après avoir traité de la théorie de la tromperie interpersonnelle ou encore de la dépendance affective, les auteurs proposent sept phases de la déception : la surprise, le déni, la justification, la désillusion, la colère, la dépression et l’acceptation ; relativement proches du modèle du deuil. Thomas Mann, quant à lui, propose le concept de déception existentielle, sans doute la plus terrible : elle nous conduit à être sceptique, en tout temps, en tous lieux. Elle ne se soumet pas aux phases précédentes, elle est perpétuelle, elle ronge l’individu, y compris son ADN.
La déception semble donc nous toucher négativement : l’on se sent vulnérable, la peur nous saisit, l’on anticipe l’échec (devenu inévitable), l’anxiété monte en nous, au point où l’on se méfie de tous et de tout. C’est si injuste que l’on en veut à la Terre entière. Et pourtant il faut revenir à la raison (ou se faire une raison), c’est-à-dire repenser notre conception du monde (donc de sa déception) et remodeler son idéal pour qu’il soit réel et accessible.
La déception, en nous contraignant à changer notre vision du monde, n’aurait-elle pas une place pour reconstituer notre clarté du concept de soi ? Autrement dit, repenser notre manière d’« évaluer le degré de cohérence de ses pensées, de voir si elles sont définies clairement et avec certitude, si elles sont compatibles entre elles et si elles sont stables dans le temps » (page 140). Assurément.
Mais la déception n’est qu’une étape, suivie si possible du pardon (de soi, de l’autre, du monde), et s’il le faut du désengagement. Nous ne devons plus avoir peur de décevoir. Il faut oser pour être et rester soi.
Pourquoi faudrait-il échouer ?
La question mérite d’être posée ! Mais avant tout, il est crucial de distinguer échec, faute et erreur, de la même manière que l’on peut revenir sur les notions de succès, de vrai et de réussite. Si l’on se penche sur les définitions et l’étymologie de chacun, nous découvrons respectivement une dimension personnelle, morale et descriptive. De là à affirmer que notre construction (sociale, personnelle, psychologique) de l’échec est erronée, il n’y a qu’un pas.
L’erreur que nous commettons porte sur l’objet de l’échec : nous considérons que l’échec englobe, alors qu’il n’est possible que sur ce que je fais et sur ce que l’on en perçoit. Jamais l’échec n’est admissible sur ce que je suis. Il ne peut y avoir un échec du Moi, au risque d’atteindre un stade où la fragilité narcissique devient une brûlure profonde.
Nous ne sommes pas égaux face à l’échec dans la mesure où nous nous approprions plus ou moins nos échecs : chacun a un locus de contrôle différent qui le mène à considérer que sa vie ou bien lui échappe (ses succès émanent donc de la chance, mais ses échecs correspondent à une série d’événements négatifs qui ne dépendent pas de lui), ou, au contraire, qu’il maîtrise totalement ce qui peut arriver (ainsi, si les succès sont pleinement assumés, les échecs sont imprimés au plus profond de soi).
Dans une civilisation qui a longtemps rejeté l’échec et qui se méfie de la réussite (tout en faisant du succès un idéal à atteindre, nous ne sommes pas à une injonction paradoxale près), nous devons alors combattre le perfectionnisme et la fascination pour le parfait. Dans un sens, il s’agit de faire la distinction entre mal et négatif, à l’instar de François Jullien :
Le mal et le négatif désignent la même chose (la violence, la maladie, la mort, etc.), mais sous deux angles opposés : le mal fait l’objet d’un jugement, qui est d’exclusion ; tandis que le négatif fait l’objet d’une compréhension qui l’inclut de façon logique. Le mal nuit / le négatif coopère.
Et il y a urgence ! Repenser nos échecs n’est pas qu’une nouvelle manière d’assurer son développement personnel. C’est un changement de paradigme complet et profond pour notre société qui s’est perdue en se créant de nouvelles idoles de réussite, cachant leurs efforts, leurs peurs, leurs craintes, leurs échecs passés pour ne conserver que le socialement acceptable.
La défaite nous ment quand elle nous fait croire que nous sommes un raté. Le succès nous ment lorsqu’il nous invite à confondre une réussite conjoncturelle ou une image sociale avec ce que nous sommes au fond. (Charles Pépin)
Guillaume Plaisance
Bibliographie
- Pascale Chapaux-Morelli et Eugenio Murrali – Faire de la déception un tremplin – Albin Michel – 2018
- Charles Pépin – Les vertus de l’échec – Allary Editions – 2016