Le Marquis de Sade: rétablir l’homme et le philosophe

Nous publions ce texte personnel de Vann Fjernthav, lequel a publié une somme sur le toujours sulfureux et actuel Marquis de Sade, texte dans lequel il fait le point sur les malentendus autour du penseur libertin, défendant le point de vue qu’un auteur ne peut être interprété qu’à l’aune de son contexte historique et de ses éléments biographiques. Ces derniers viennent tenter une forme de réhabiliation, tant de l’homme que du philosophe.

On ne peut pas avoir une pensée philosophique sur les idées d’un auteur sans connaître cet auteur. On ne peut pas en parler sérieusement si on lui attribue un ensemble d’idées dont la plupart ne sont pas les siennes, et parmi lesquelles manque un grand nombre de ses vraies idées.

Toutes les opinions soutenues jusqu’à aujourd’hui sur Sade, soient-elles d’admirateurs, détracteurs ou studieux «objectifs»*, ont été incapables de donner une explication cohérente de la vie et l’œuvre de Sade sans omettre des données historiques importantes, vraies et certaines mais non conformes aux préjugés, et sans inclure des hypothèses basées sur la fiction (même sur des mensonges prouvés) posées comme des faits constatés. Admirateurs, détracteurs et écrivains «objectifs» partagent tous le même ensemble de préjugés : «Sade jouissait sexuellement de la torture et il écrivit la pornographie d’horreur pour justifier la torture et le meurtre». Et cette unanimité d’opinions apparemment contraires a été prise pour la vérité.

*On confond l’indifférence au thème avec la véracité, oubliant qu’on est rarement indifférent à l’argent, au prestige et à l’opinion majoritaire.

Fausse attribution On croit que la pensée de Sade est celle d’un type concret des personnages littéraires qui se trouvent dans un type concret de ses romans, comme si les autres types de personnages n’y étaient que du rembourrage passif, matériau pour l’action des autres personnages ou simple ornement, et comme si la reste des écrits de Sade hors de ce type de romans n’exprimaient point sa pensée.

L’œuvre d’un écrivain est un ensemble où il faut trouver ce que chaque ouvrage concret, et chaque partie concrète du même expriment des idées et sentiments de l’auteur. Mais, avec Sade, on a préjugé un type de personnalité, basé non pas sur des données historiques mais sur des fantaisies, et on a déduit de ce type présupposé tout acte, parole et idée de Sade, identifiant l’écrivain aux personnages les plus méchants de ses romans.

Il n’y a pas aucun doute que l’oeuvre de Sade prouve qu’il était capable de portraiturer littérairement la cruauté, même l’infinitude de la cruauté. Mais cette capacité, toute seule, ne dit rien sur la vie réelle de Sade. Personne ne pense jamais à interpréter, par exemple, la vie de Sade d’aprés des personnages comme Justine (la vertu torturée) ou Zamé, le roi plein de bonté de Tamoë, qui sont tous deux aussi de Sade que la méchante Juliette ou que les bourreaux de Les 120 journées de Sodome. Bien sûr qu’identifier Sade aux personnages bons serait une erreur, mais l’identifier aux méchants est aussi erroné, car dans les deux cas on mêle, sans en avertir le lecteur, la réalité avec la fiction, et on le fait dans des ouvrages qui ne sont pas de fiction, ou qui ne devraient pas l’être.

En plus, la supposition que le caractère et les faits de quelqu’un peuvent être jugés d’après ses écrits rencontre, au moins dans ce cas, une grave contradiction : Sade savait aussi décrire, avec la même perfection que la méchanceté et l’obscénité, les plus hauts dégrés de l’amour, la bonté et la vertu. Ce fait est presque inconnu parce qu’il ne s’accorde pas à l’image la plus répandue de Sade, et aussi parce que les oeuvres de Sade qui le démontrent plus clairement sont difficiles à trouver et inconnues, faute de demande, parce qu’on ne cherche de Sade que des écrits de pornographie et de violence. On critiqua très durement Sade, à son époque, pour avoir écrit que la vertu n’interesse pas très souvent les lecteurs, mais en cela il avait raison, car c’est même le cas de ses propres oeuvres.

On interprète, non pas les oeuvres littéraires de Sade partant des faits de sa vie, mais sa vie partant de ses oeuvres littéraires (et seulement de quelques, choisies d’après le préjugé), sans marquer les limites entre la fantaisie et la réalité. Lorsqu’il s’agit de Sade, on se permet d’omettre ou dénaturer des faits prouvés, poser des données imaginaires ou des simples conjectures comme des réalités constatées, et tomber dans le simplisme le plus grossier aux explications. Malheureusement, le public, si culte qu’il soit, donne souvent pour bons ces mélanges.

Ce qu’on croit “les idées de Sade” n’a nulle correspondance avec les pensées de l’homme qui a écrit toute l’oeuvre de Sade. Mais on ignore aussi que la plûpart des actes qu’on attribue à Sade n’ont aucune correspondance à la réalité. Sade n’était pas un meurtrier, et ses écrits ne pouvaient pas être la justification d’actes qu’il ne commit pas.
L’examen de toute l’oeuvre de Sade, avec tous ses personnages, donne un résultat très différent de celui de la recherche simple du psychopathe (soit pour l’adorer, pour l’abhorrer ou pour en déclarer l’indifférence). Mais on se nie à accepter ce résultat parce qu’il contredit les préjugés sur Sade et ce qu’on croit toujours sur lui.
Malgré la prolixité de ses descriptions littéraires d’assassinats et de tortures, Sade est un homme qui jamais n’a tué personne. Ce n’est pas seulement qu’on n’ait pas pu prouver sa culpabilité d’un crime concret : c’est que Sade ne fut pas même suspect d’assassinat dans aucun cas, sauf par la dénonce de la prostituée intoxiquée par cantharide qui l’accusa de tentative d’empoisonnement, et par les ossements qu’une actrice nommée Du Plan, amie de Sade, avait utilisé pour un décor macabre, et que le marquis fit enterrer après au jardin. D’autre part, nous avons que Sade combat la peine de mort pendant la Révolution et qu’il risque sa vie pour sauver des innocents, même quelques contre lesquels il pouvait avoir été plein de rancune.

Un psychopathe intelligent, calculateur, sait très souvent comment obtenir l’impunité des pires horreurs. Un psychopathe vulgaire, impulsif, de basse intelligence, ne pense pas aux conséquences de ce qu’il fait: il suit ses impulsions sans frein jusqu’à l’assassinat. Nulle de ces choses ne se trouve au cas de Sade, qui a été vu par quelques auteurs comme trop imbécile pour l’impunité à la fois que trop couard pour suivre ses impulsions jusqu’à la fin, des traits que les preuves historiques démentent, et qu’on attribue à Sade pour forcer les données à s’ajuster à la thèse de la psychopathie, faute d’autres idées.

Mauvaises idées nées de la fausseté

Une image erronée de Sade conduit à une pensée erronée sur Sade et à des idées fausses sur sa pensée. On ne peut pas parler de la pensée de Sade en en connaîssant qu’une petite partie.

La liberté absolue

Les faux admirateurs de Sade (ce n’est pas Sade qu’ils admirent, mais un tas de mensonges sur lui) l’admirent comme le génie de la liberté absolue, n’ayant comme base que la manque de bornes au vice et au crime qui montrent les personnages scélérats de quelques romans de Sade. Mais ce faux admirateurs oublient que, dans ces textes, se trouve aussi l’affirmation que la liberté n’existe pas, que tous nos désirs, pensées, sentiments et volontés sont determinés par les lois physiques qui gouvernent nos corps, nos cerveaux et l’univers entier. Si les grands criminels ne font que suivre la nature, on ne peut pas dire qu’ils soient libres, et moins encore de façon absolue. En plus, si la liberté n’est absolue que du côté du mal (et mesquinement chétive pour le bien), cela implique que cette liberté a une limite, ce qui la rend non-absolue.

La bonté offense la nature

C’est la même sottise que l’affirmation contraire. Un acte de bonté qui soit physiquement possible ne peut offenser la nature plus qu’un crime, lui étant tous les deux indifférents. Supposer une autre chose, c’est prêter à la nature les absurdes traits personnels des dieux ; croire que le bien ou le mal peut lui importer, c’est lui attribuer une volonté, ce qui est un retour à la religion qu’on prétend combattre en suivant «les desseins de la nature».
Malgré son absurdité, l’attitude de justifier les crimes les plus horribles sous prétexte d’obéir les lois de la nature est très répandue. Elle est très ancienne, mais elle continue aujourd’hui derrière quelques idéologies racistes et pseudo-scientifiques qui prétendent renforcer la loi du plus fort, comme si la nature avait besoin de quelque chose, ou comme si le «péché» de laisser survivre les «faibles qui doivent mourir» pouvait lui importer, quand l’explosion d’un milliard de galaxies lui est égal.
On a arrivé à accuser Sade d’avoir donné des idées aux sectateurs du nazisme, qui prétendaient «obéir la nature» par l’élimination des «inférieurs» employant les plus affreuses tortures.
Mais Sade avait maudit la nature qu’ils prétendaient servir.

Toute sorte de jouissance sexuelle est bonne

Tout ce qui est physiquement possible est naturel. Mais les pires horreurs sont naturelles aussi. La torture et le meurtre sont physiquement possibles ; la nature jamais n’empêche ces actes s’ils se bornent aux lois physiques, et on peut en obtenir de la jouissance sexuelle : la nature donne ce plaisir à ceux qui en jouissent.
Sade a dit tout cela, oui. Mais il ne croyait pas que la nature fût bonne. Ceux qui prennent Sade pour le héros de la liberté sexuelle absolue, «sans limites», ignorent que Sade fut victime de l’attitude qu’ils trouvent désirable.

Causes de la fausse image de Sade

Faute de connaissance des données historiques, le vide peut se remplir avec l’imagination : toute lacune dans les données historiques de Sade peut être remplie avec des fragments de ses romans pour offrir des exemples de la conduite de l’ecrivain dans sa vie réelle. La majorité de ceux qui frémissent d’horreur en entendant ou lisant le nom de Sade imaginent sa conduite, et parce qu’ils l’imaginent, ils croient la connaître, ignorant qu’ils en ont reçu une image fausse, née de personnages fictifs et non pas de la réalité. Cette image fausse, d’une simplicité qui la rend très facile à répandre et qui l’adapte à tout niveau de compréhension, c’est très populaire, mais elle peut aussi devenir élitiste, pouvant se revêtir de terminologie abstruse pour avoir une apparence hautement intellectuelle.

La plûpart des contradictions qui surgent en évaluant la conduite de Sade, ont leur origine au fait d’interpréter chaque action, parole, et idée de Sade comme le résultat d’un égoïsme infini, qu’on lui attribue comme point de départ préalable à l’examen des faits. On préjuge, on considère comme bien établi que la réalité ne peut pas être différente des préjugés. C’est vrai que le contenu de quelques écrits de Sade crée cette apparence, mais c’est vrai aussi que l’égoïsme absolu (psychopathie) comme explication de la vie de Sade ne donne qu’une ribambelle d’absurdes, même si on se borne à la plus fidèle et stricte exactitude historique (ce qui découvre une erreur de pose du problème).

On a voulu expliquer l’anomalie de Sade comme de la psychopatie, c’est-à-dire, un égoïsme absolu, manqué de la moindre capacité d’empathie, qui expliquerait une extrême méchanceté sans qu’il y ait une maladie d’aliénation ni un déficit cognitif. Il est vrai que ces traits se trouvent chez plusieurs personnages de quelques romans de Sade, mais l’analyse des données de la vie réelle de Sade, sans des donnés imaginaires ou des hypothèses non constatées, ne permet pas de dire que Sade fut un psychopate, même étant cette idée la plus répandue parmi les auteurs les plus prestigieux, qui l’adoptent peut-être pour ne pas en adopter de plus simplistes.

La rébellion de Sade contre ceux qui, n’étant pas plus bons que lui, s’érigeaient en ses juges et punisseurs, augmenta (et augmente) la tendence à croire Sade coupable de tout le pire. Cette croyance fut encore plus forte et répandue à cause des écrits de Sade, où il versa son tourment et dont l’obscénité augmenta, à cause de la misère, à petition des éditeurs.

En plus de tout cela, il y a des interêts. La vérité de Sade ne flatte pas l’orgueil des “bonnes personnes”, ni offre un grand négoce à exploiter, et en plus oblige à penser; c’est pourquoi la vérité n’a pas réussi.

Nouvelle lecture des faits et des écrits

Encore qu’il semble incroyable, il y a chez Sade beaucoup d’évidences de toutes les qualités necéssaires pour la plus haute excellence éthique, et il est prouvé qu’il en fit usage, mais on ne peut pas nier son libertinage sexuel, ni son algolagnie (définition ici), ni les descriptions de toute sorte de perversions et de crimes dans ses écrits, même jusqu’à portraiturer la cruauté humaine portée aux dernières conséquences, qui arrivent au désir du mal pour le mal, même au déla du plaisir. Cela est vrai quoique Sade ait décrit aussi tout le contraire dans d’autres écrits ou dans les mêmes. Supposant que Sade fut moralement tout le contraire des personnages littéraires qui l’ont rendu tristement célèbre, il reste encore la question de pourquoi se livra-t-il à des pratiques sexuelles violentes (contre des femmes et contre lui-même). Est-ce qu’une bonne personne peut être sadique? Est-ce qu’un homme qui n’a pas perdu la raison et qui a, en plus, un sens moral très aigu, peut commettre des actes d’algolagnie?

La raison d’une grande partie de la confusion c’est que l’algolagnie, en géneral, n’a pas été étudiée avec la profondeur nécessaire. La théorie héritée d’Havelock-Ellis, qui explique l’algolagnie comme le résultat d’une sensibilité inférieure à la normale, permet d’expliquer la plupart des cas d’algolagnie, et, par conséquent, ne peut pas être rejetée. Mais on a demontré qu’il y a des cas dont l’algolagnie ne peut pas être expliquée par une sensibilité plus basse que la normale. La théorie de l’hypoesthésie comme explication de l’algolagnie n’est pas erronée, mais incomplète. L’erreur consiste à la prendre pour l’explication universelle, de tous les cas d’algolagnie. Il ne faut pas la supprimer, mais l’inclure dans une théorie plus ample qui explique les cas qui restent hors de sa portée.

Pourquoi, donc, chez Sade, l’algolagnie et la pornographie d’horreur? On ne se demande presque jamais si l’horreur décrite par Sade jusqu’à la satiété était ce qui lui plaisait le plus, ou ce qui le tourmentait, et si ce tourment n’était pas aussi la cause de son algolagnie. Mais une nouvelle analyse de la biographie de Sade, sans les préjugés qui y ajoutent ce qu’il n’y a pas, revèle, au commencement des scandales sexuels de Sade, des profanations de symboles religieux devant une prostituée, avec laquelle Sade passe après la nuit en lisant un livre sur l’athéïsme, sans aucun acte sexuel ni de torture physique de la femme. L’insistance obsessionnelle à la description du libertinage et de la cruauté des prêtres dans l’oeuvre de Sade, ajoutée à cet épisode réel, peut montrer l’explication du paradoxe de Sade : des abus sexuels et des tortures soufferts par l’enfant Sade à mains de prêtres. Cette blessure psychologique peut expliquer l’algolagnie chez Sade (différente de celle de ses personnages littéraires par son origine, évolution et conséquences), et pourquoi pouvait-il décrire exactement la psychopathie sans être un psychopathe.

On connait peu de détails de l’enfance de Sade, mais, quoique on ignore l’identité du coupable et quand et où ces abus eurent lieu, la conduite de Sade comme adulte indique une très haute probabilité, presque sûreté, qu’il ait souffert des abus sexuels commis par des prêtres. La situation, avec ces données, est semblable à celle de la trouvaille d’un cadavre récent, avec des indices d’assassinat, dont l’on ignore le moment et le lieu exacts de la mort, et aussi l’identité du coupable, encore qu’il y a quelque piste sur le métier de l’assassin par la sorte de blessures qu’on a trouvé au corps. Les blessures psychologiques de Sade donnent une piste du métier du coupable.

On croit que la conduite de Sade était celle des personnages scélérats de ses romans parce qu’on y trouve, monstrueusement augmentée par la fantaisie, l’algolagnie. Mais si cette algolagnie n’est pas le fruit du plaisir et de la liberté de Sade, mais celui de sa prison et de sa douleur, toute interprétation de sa pensée doit changer. On ne peut plus adorer Sade comme le génie de la liberté absolue, ni l’abhorrer comme une incarnation de Satan. Et, si sa conduite devint tout le contraire de l’égoïsme et de la psychopatie juste quand ils devaient se montrer le plus, et si son oeuvre contient, en plus de la pornographie d’horreur, tout le contraire de celle-ci, on ne peut plus mépriser Sade comme un fou ou un dégéneré.

Les personnages méchants des romans de Sade exposent toujours des arguments rationnels pour justifier leurs actes, pendant que les personnages vertueux le sont toujours à cause de leurs sentiments. Appliquant chacun de ces extrêmes à Sade, nous avons que les arguments des personnages méchants répresentent ce que la partie rationnelle de Sade voit du monde, tandis que les sentiments des personnages vertueux représentent la partie émotionnelle de Sade, torturée et déchirée par ce que sa raison perçoit de la réalité, et par sa propre souffrance. Sade peint sa douleur et son horreur représentant chaque détail de ce qui les provoque.

Le marquis de Sade avait de naissance un des meilleurs intellects du genre humain. Mais ce qui lui donnait ses capacités, le rendait émotionnellement vulnerable au plus haut degré. Et la tragédie des abus survint.

Il faut remarquer aussi que les surdoués du type complet ont une capacité très haute pour percevoir les émotions d’autrui, non pas seulement celles qu’ils aiment, mais aussi celles qu’ils abhorrent. Un surdoué complet peut percevoir parfaitement tout le spectre d’émotions, et il peut les décrire toutes avec le même dégré de détail. Un écrivain avec cette capacité peut décrire de la vertu la plus haute aux vices les plus répugnants et les crimes les plus affreux, et peindre même l’indescriptible des deux extrêmes. Cet écrivain pourrait être le marquis de Sade.

Les vraies idées de Sade

On a attribué à Sade un “système” philosophique composé des idées des personnages méchants de ses romans. Mais l’oeuvre de Sade contient plusieurs systèmes philosophiques différents dont les conséquences morales sont mutuellement opposées. Il n’y a pas de raison pour affirmer qu’un type concret de personnages littéraires de Sade —et non les autres types de personnages qui se trouvent dans son oeuvre— représente les idées du marquis.

Etant donné que Sade posa dans ses écrits plusieurs systèmes philosophiques, aussi pour les personnages méchants que pour les vertueux, lequel de ces systèmes représente plus exactement les idées de Sade? Quelle partie de chacun prédomine dans la pensée de l’auteur? Pour le savoir, il faut examiner chaque système dans chacune des oeuvres de Sade et les comparer à l’attitude générale de l’auteur. La vision partielle de l’oeuvre de Sade s’ajoute à l’image distorse de sa vie. Ainsi, la vraie pensée de Sade est méconnue, et on croit la voir dans un seul type de personnages d’un seul type d’oeuvres.

Combien y a-t’il de Sade dans chaque type de ses personnages? La thèse que Sade, agresseur en quelque dégré, fut, surtout, une victime, donne une réponse qui permet d’intégrer les extrêmes de la bonté et de la méchanceté dans la pensée de Sade sans contradiction.

Passant de se borner aux personnages méchants à voir tout l’ensemble de l’oeuvre de Sade, on obtient le message que la vertu naît des sentiments, et que la raison sans les sentiments n’a d’autres passions que celles de l’égoïsme, menant au vice et même aux crimes les plus affreux. Sade voulait montrer comme la vertu est malheureuse parce qu’elle va contre le courant majoritaire de l’égoïsme, ce qui fait triompher le vice

Quelques «déraisons» de Sade sont devenues des vérités scientifiques :

  • Toutes les espèces sont indifférentes pour la nature.
  • L’homme n’est qu’un sous-produit de l’action de la nature, et non pas son but suprême.
  • L’homme n’est pas libre. Sa pensée, comme son corps, dépend des lois naturelles.
  • L’âme est le résultat du corps physique, du cerveau.
  • Le mouvement est inhérent à la matière, qui n’a pas besoin d’un moteur étranger à elle.
  • Un fait ne peut pas être démontré par des affirmations non prouvées.

Il y a aussi des vérités historiques :

  • La morale est différente selon l’époque et le lieu. Il n’y a pas de morale éternelle et universelle.
  • La ferocité et l’immoralité ne sont pas incompatibles avec la superstition. il y a même des religions qui les consagrent.
  • Presque tout le monde désire terrasser les tyrans pour occuper leur place et âgir de même.
  • Le christianisme commença par la soif de changement politique et social des masses opprimées par l’empire romain. On a fait dire à Jésus beaucoup de choses qu’il ne dit ni pensa jamais.
  • La base de la religion est la peur, qui empêche de raisonner. La religion est une source de despotisme.
  • Beaucoup de vertus apparentes cachent de l’égoïsme.
  • Il n’y a pas de vice ni de crime qui n’ait pas été divinisé, ni de vertu qui n’ait pas été punie dans quelque temps ou lieu.
  • Les grands conquérants, tenus pour des héros, basent leur gloire sur des assassinats en masse.

D’autres «perversions» du marquis rendraient meilleures nos sociétés :

  • La seule utilité des lois est rendre heureux ceux qui s’y soumettent. Toute loi avec d’autres buts n’est pas bonne.
  • Toute convention sociale qui ne protège pas la vie n’est pas digne d’obéissance.
  • Celui qui a peu de lois peut les respecter; mais celui qui a trop de lois, jamais ne pourra les respecter toutes.
  • Celui qui suit des lois en raison de facteurs extérieurs (récompenses, chatîments, réputation, pression sociale) peut être hipocryte. Celui qui aime la vertu pour elle-même, suit les lois de son coeur et les principes de la raison, et jamais ne voudra les désobeir. Il n’y a pas un vrai frein moral lorsque ce n’est pas la raison ni le sentiment, mais l’opinion des autres, la peur, ou la cupidité.
  • Imposer une loi à celui qui ne peut pas l’obéir, c’ est comme obliger un aveugle à distinguer les couleurs
  • Il faut éviter le crime, mais moyennant la raison, et non pas par des craintes superstitieuses.
  • La raison doit nous avertir que nuire à nos semblables jamais ne pourra nous rendre hereux, et notre coeur doit nous indiquer que contribuer à la félicité d’autrui est la jouissance la plus grande que la nature nous ait accordé sur la terre. (Voir Dialogue entre un prêtre et un moribond)
  • Pour suivre les meilleurs principes éthiques, on n’a pas besoin de religion, mais seulement d’un bon coeur.

Il faut remarquer que les sens éthique a besoin aussi de la raison que de l’empathie. La raison abandonnée à elle-même, rejetant les sentiments comme irrationnels, conduit directement à la psychopathie, car la raison se gouverne alors seulement par l’égoïsme. Les sentiments sans la raison sont, d’autre part, inutiles, car ils inspirent alors des bonnes intentions irréalisables.

Parfois Sade dit que le vice et la vertu sont tous les deux nécessaires pour l’equilibre naturel, et parfois il dit que la vertu est un crime contre la nature. Mais, s’il est physiquement exécutable, le bien ne peut pas offendre la nature plus que le mal, étant, comme celui-ci, physiquement possible. Mais le fait que la vertu soit toujours rare, plus difficile que le vice et attaquée par celui-ci donne à Sade l’impression que la nature veut le mal et non pas le bien.

Les idées se basant sur celles de Sade sans dessein de les contredire ne portent pas nécessairement aux conclusions de ses personnages littéraires méchants, ce qui démontre l’erreur d’attribuer à Sade lui-même les idées de ces personnages, et aussi l’erreur de croire que les personnages vertueux ne sont, dans les oeuvres de Sade, que du rembourrage, ou ornement, ou simple matériau pour les actions des méchants.

Ce qu’on peut faire partant des vraies idées de Sade

Des oeuvres de Sade, on peut déduire le besoin d’une nouvelle analyse des rapports entre la cosmologie et l’éthique, car, du point de vue du Tout, notre éthique n’existe pas, ou elle est indifférente, ce qui ne veut pas dire offensive ou contraire.

De cela s’ensuit que l’éthique doit se référer aux êtres qui la pratiquent ou qui en reçoivent les effets, et non pas au Tout; à l’homme et à ce qui l’entoure, et non pas à des êtres surnaturels imaginaires. Le Tout, la nature, permet l’éthique en quelque dégré, mais l’étique n’est pas le but suprême de la nature. Nonobstant, malgré tout ce qui disent les personnages méchants, l’éthique doit être notre plus haute priorité, étant donné que, pour la nature, l’homme est aussi indifférent que les mouches, et la nature, en plus, semble se délecter non pas sulement avec la mort, mais aussi avec la torture.

L’humanité s’est trompée en voulant lier l’éthique à l’ensemble de la nature, ou, pire encore, à des hypothètiques êtres surnaturels. À la nature ne lui importe point la destruction et la souffrance. Et un être qui aurait construit ainsi la nature serait plus méchant encore: la nature aveugle se borne à permettre, dans son inconscience, le mal qui se dérive de ses actions, mais le créateur de cette nature lui aurait imprimé le mal comme une loi inexorable. Ce créateur serait, dirait-on aujourd’hui, un sadique, le pire des sadiques qu’on peuve imaginer. En plus, au nom de ce présumé créateur on commet toute sorte de crimes, et les lois arbitraires qu’on lui attribue varient avec le temps et le lieu: voilà pourquoi ces lois ne peuvent pas constituer une vraie base pour l’éthique.

On ne doit pas vouloir suivre et renforcer dans la société humaine les lois naturelles qui tendent a la destruction. La société en doit être un réfuge, quoique limité qu’il soit. Si l’on veut suivre les lois naturelles, on n’a aucun besoin d’éthique.

La vertu ne peut pas être contraire à la volonté de la nature, car la nature n’a pas de conscience ni de volonté hors des consciences et des volontés individuelles.

La nature permet tout ce qui est physiquement possible, soitil un bien ou un mal. Si la cruauté ne peut pas offendre la nature parce que les lois physiques la permettent, on peut dire le même d’un acte de bonté si les lois physiques ne l’empêchent pas.

C’est une autre histoire que la plûpart des êtres soient egoïstes et cruels, et qu’ils attaquent les bons, ce qui ne veut pas dire que les actes de bonté offensent plus la nature que ceux de méchanceté, car ils sont tous également réalisables. Sade lui-même écrivit, en plus, qu’il est impossible d’offenser la nature (Justine, première partie, dialogue Justine/Coeur-de-Fer)

Une nouvelle éthique implique des nouvelles valeurs, un changement d’idéaux, de motifs d’action et d’objectifs.

L’égoïsme psychopathique n’a rien de nouveau, car il existe depuis toujours, ce qui n’implique pas qu’il soit bon. Ce n’est rien d’innovateur ni de progressiste “se libérer des chaînes de tous” et passer à voir les autres comme des instruments sans vie propre.

C’est aussi très vieux l’altruisme basé sur l’egoïsme superstitieux, c’est à dire, obéïr des présumés êtres surnaturels pour éviter des punitions et obtenir des récompenses (ce n’est que de l’égoïsme pur, déguisé en vertu, comme dénonça Sade).

Ce qui serait vraiement nouveau, ce serait de combiner, comme Sade voulut faire à Tamoë, une éthique assez bonne pour des surdoués complets qui fusse aussi praticable pour des sujets courants et que même les très égoïstes y voyassent quelque avantage.

Tâcher de servir à la nature avec plus de destructions, torture et horreur est innécessaire, car la nature n’a besoin absolument de rien, ni du bien ni du mal, à n’importe quel dégré. Pour suivre les lois de la nature il n’y a pas de besoin de pseudo-codes moraux: il ne faut que se laisser porter, ou même pas cela n’est nécessaire, car tout ce qui est dit contraire à la nature, soit la bonté ou la méchanceté, à la nature lui est égal à condition d’être physiquement possible (car le physiquement impossible n’existe pas, et ne peut pas exister)

Quelques personnages des romans de Sade disent que la machine entière de l’Univers, même le cours des astres, s’arrêterait s’il n’y avait pas d’assassins et tourmenteurs. Mais d’autres personnages, aussi des romans de Sade et aussi méchants que les antérieurs, disent qu’il est impossible d’offendre la nature, absolument indifférente au bien et au mal. Il s’ensuit de cela que, si l’homme a besoin d’une éthique pour se protéger, il peut et il doit la créer, car la nature n’a pas plus besoin de la mort que de la vie, ni du malheur que du bonheur, mais ce qui est indifférent pour la nature ne doit pas l’être pour l’homme.

Une fois connue la cruelle réalité de la nature et rejeté l’absurde d’un être surnaturel, l’éthique a bésoin de nouvelles fondations. Celles-ci ne doivent pas se baser sur la superstition, ni suivre la tendence générale de la nature, qui consiste à la destruction et à la souffrance.

La fondation de l’éthique doit être la recherche de la félicité au plus haut dégré possible. La moindre déviation de cela vers des êtres surnaturels ou vers la nature elle-même dans sa tendance dominante ne conduit qu’au malheur.

Il faut, donc, chercher des manières de démontrer que les principes éthiques qu’une petite partie de la population suit par sensibilité empathique peuvent résulter en bénefice égoïste pour chaque individu de la majorité dans le cas que celle-ci veuille les suivre.

On doit apprendre à estimer les vertus sans bésoin des fables religieuses, et ces vertus doivent avoir comme but la félicité. On doit faire sentir que le bonheur consiste à faire les autres aussi heureux que nous voudrions l’être. Si on base l’éthique sur la superstition, l’éthique sera vue, une fois découvert le mensonge des croyances superstitieuses, comme aussi fausse que celles-ci, et l’on voudra faire tout le contraire de l’éthique parce c’est la superstition qui l’interdit.

L’oeuvre de Sade la plus riche en nouvelles valeurs éthiques n’est pas, comme l’on a cru platement, Les 120 Journées de Sodome ou La Philosophie dans le Boudoir; ces deux et celles de contenu semblable sont pleines des valeurs les plus vieilles. C’est à l’Histoire de Sainville et Léonore, originalement inserée dans Aline et Valcour, qu’on trouve des nouvelles valeurs.

Il s’agit de l’oeuvre la plus révolutionnaire de Sade. On disait, du vivant de Sade, que c’était plus dangereuse que la pornographie d’horreur, et aujourd’hui on la tient pour une oeuvre “confessable”, c’est à dire, conformiste au système, que Sade aurait écrit pour s’y accommoder. Mais, si l’on croit cela, c’est parce qu’on n’a pas lu ni l’oeuvre ni ce qu’on en disait pendant la vie de son auteur.

Conclusions

Sade n’a pas été expliqué parce qu’on ne tient pas compte de toutes les données historiques qui peuvent l’expliquer: on rejette ou dénature celles qui ne s’ajustent pas à l’image prefabriquée de Sade qu’on promotionne ou accepte sans raisonner.

La plûpart des studieux “objectifs” se sont laissés porter par le courant d’exécrateurs et de faux admirateurs, qui, en réalité, disent tous le même (que Sade était comme les bourreaux qu’il décrivit, ou au moins il en avait les penchants). Nul de ces trois groupes a apporté des idées vraiement nouvelles basées sur celles de Sade, malgré leur abondance d’écriture.

On croit que les idées, goûts, sentiments et désirs de Sade sont ceux des personnages méchants de ses romans, érreur repetée jusqu’à aujourd’hui presque sans exception, soit par ceux qui admirent en Sade le génie du Mal, soit par ceux qui l’exècrent, soit par ceux qui en opinent “objectivement”. À cause de cette confusion, Sade est tout souvent présenté comme un des pires cas de psychopathie criminelle. Presque tout le monde croit qu’il était un psychopathe.

Mais un profil cohérent de Sade comme psychopathe (un sujet de nulle sensibilité empathique) ne s’obtient qu’ignorant quelques faits certains, niant l’importance d’autres faits certains et imaginant des faits non prouvés, parfois prouvés faux. (attribuer à Sade une conduite toujours exemplaire impliquerait les mêmes erreurs). Par contre, l’hypothèse que Sade fut un enfant surdoué qui souffrit des abus sexuels, commis par ceux qui devaient former sa morale, est cohérente sans besoin de supprimer, forcer, ajouter, dénaturer, minimiser ni exagérer aucune donnée.

Sade eût des traits dignes de la plus haute admiration qui sont niés ou méprisés, non pas seulement par ses détracteurs, mais aussi par ses faux admirateurs et par des studieux impartiaux. Et ce qu’on admire de lui n’est que le produit non voulu de son énorme souffrance, et non pas de sa liberté et de son plaisir, comme veulent ceux qui manipulent son nom pour justifier leurs attitudes. La realité du marquis de Sade n’est pas celle d’un héros du plaisir et de la liberté absolue qui jouit de la torture d’autrui, mais celle d’une victime de la torture. L’apparence de jouissance n’était que l’expression inversée d’une souffrance débordée. Admirer comme liberté suprême de Sade ce que lui fut imposé par l’abus, c’est une erreur monstrueuse. Et mépriser ce qu’il avait, oui, d’admirable, c’est une monstrosité presque pareille.

L’algolagnie ne fut pas pour Sade une fête, comme on croit jusqu’à présent, mais un drame terrible dont l’obscénité et la douleur physique étaient l’expression d’une douleur psychique immense et de la rébellion contre cette douleur. Mais c’est une rébellion impuissante, désepérée, qui se plonge dans la douleur comme voulant en jouir. Le “plaisir” que la douleur provoque à Sade peut se comparer au rire de celui qui devient fou à cause d’une catastrophe absurde: il ne s’agit pas de vrai plaisir, mais d’une fausse apparence.

La variété des thèmes et des genres littéraires de l’oeuvre de Sade est très ample. Ses écrits ne se bornent pas à la pornographie et l’horreur, ni en contiennent pas toujours. Mais les romans pornographiques et d’horreur de Sade ont une ample diffusion, tandis que ses autres oeuvres restent généralement inconnues. Le petit nombre de spécialistes qui connaît l’existence des oeuvres non pornographiques de Sade ne leur prête, d’habitude, qu’une attention superficielle. On en fait quelques études littéraires, mais presque toujours on les considère sans aucun interêt philosophique, car on croit que les vraies idées de Sade ou les seules importantes qu’il eut ne se trouvent que dans ses oeuvres pornographiques, ce qui est faux.

La pornographie d’horreur de Sade, comme dit Sade lui-même, n’a pas le dessein de rendre séducteur le crime. Et beaucoup de lecteurs se plaignent de ne pas y trouver cette séduction . La raison de la littérature d’horreur de Sade se trouve parmi les séquelles des abus sexuels soufferts par lui-même, ayant une sensibilité physique et émotionnelle très haute et un intellect qui lui exigeait chercher une raison logique du mal dans l’univers. Chacune des victimes dans les romans de Sade n’est que Sade lui-même, la partie émotionnelle de Sade. Par contre, la justification que les bourreaux font du crime dans ces mêmes romans est ce que la raison dit à Sade du monde et ce qu’il put observer chez les vrais méchants. Mais l’insistance de Sade à scruter la pensée psychopathique (celle des coupables du tourment de Sade) et sa jouissance apparente en la décrivant (fruit de l’impuissance de Sade devant le triomphe du mal) a répandu l’erreur de croire que le psychopathe était Sade.

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