
Le groupe new-yorkais The Strokes s’est imposé au début des années 2000 comme l’un des symboles d’un renouveau du rock, souvent associé à une esthétique minimaliste et à une attitude désinvolte. Derrière cette apparente légèreté, leurs chansons ne racontent pas une révolte, mais une fatigue : celle d’une génération incapable de croire durablement aux promesses qui lui sont faites. Cette trajectoire trouve un prolongement radical dans le projet The Voidz, mené par Julian Casablancas, où le malaise intime se transforme progressivement en critique politique explicite.
Nous tenterons dans cet article de dégager la position implicite qui traverse l’ensemble de cette discographie : de l’ennui existentiel des premiers albums des Strokes au désenchantement social, politique et symbolique porté par The Voidz.
L’ennui comme condition existentielle
Dès Is This It, les Strokes posent une question minimale, presque vide, qui condense toute une expérience générationnelle :
“Is this it?
Is this it? Is this it?”
La répétition n’est pas ici un simple procédé stylistique. Elle traduit une fatigue existentielle, une incapacité à trouver dans le présent autre chose que sa propre monotonie. Le monde ne s’effondre pas : il se répète. L’existence se déploie dans un présent sans épaisseur, sans véritable projet.
Dans Someday, l’avenir est constamment repoussé :
“Someday
Someday will be that friend
That I’ll see”
Le futur n’est jamais un horizon, seulement un ajournement. La promesse demeure vague, indéterminée, presque vide de contenu.
Le malentendu permanent et l’échec du langage
Avec Hard to Explain, extrait de Is This It, les Strokes formulent l’un des motifs les plus structurants de leur œuvre : la difficulté chronique à se comprendre et à faire advenir un langage commun.
“Was an honest man
Asked me for the phone
Tried to take control
Oh, I don’t see it that way”
La scène est anodine, presque insignifiante. Pourtant, elle révèle un désaccord fondamental : les mêmes situations ne produisent pas le même sens pour chacun. Le monde n’est pas conflictuel par excès de violence, mais par désaccord sur l’interprétation.
“I missed the last bus
I’ll take the next train
I try but you see
It’s hard to explain”
Ce qui fait problème n’est pas l’événement, mais l’impossibilité de le formuler clairement. Le sujet parle, mais ses paroles n’atteignent pas leur destinataire. Le malentendu n’est pas accidentel : il devient la norme.
Les relations amoureuses : distance et renoncement
Sur Room on Fire, cette défaillance du langage se prolonge dans les relations amoureuses. Les personnages savent qu’ils devraient agir, mais s’y refusent.
“I don’t want to change your mind
I don’t want to change the world”
Cette phrase, extraite de Under Control, marque un renoncement explicite : ni transformation de l’autre, ni transformation du monde. L’amour n’est plus une promesse, mais une gestion minimale des affects.
Désabusement et enfermement intérieur
Avec Heart in a Cage, extrait de First Impressions of Earth, les Strokes donnent une formulation particulièrement nette du désabusement. Il ne s’agit plus seulement d’ennui, mais d’un sentiment d’enfermement intérieur durable.
“I don’t feel better when I’m fucking around
And I don’t feel much when I’m not”
Ni l’excès, ni le retrait ne procurent d’apaisement. L’action n’émancipe plus, mais l’inaction non plus. Le sujet oscille entre agitation et vide.
“My heart’s in a cage”
Le cœur n’est pas brisé : il est enfermé. Le désabusement ne vient pas d’un événement précis, mais d’un état durable.
Répétition sociale et perte de repères
Avec First Impressions of Earth, la répétition devient sociale. Le monde apparaît comme normé, saturé de rôles figés.
“Some people think they’re always right
Others are quiet and uptight”
La société se donne comme une cartographie de postures, où chacun est assigné à une attitude plutôt qu’à une liberté réelle.
Désillusion collective et perte du langage commun
Les albums Angles et Comedown Machine traduisent une fragmentation croissante. La communication devient un effort permanent, rarement couronné de succès.
“I’m just trying to get through to you”
Il n’existe plus de langage commun évident. Cette perte prépare le basculement esthétique et politique à venir. Ce qui n’était d’abord qu’un malaise intime va dès lors chercher ses causes à un autre niveau : celui des structures sociales, médiatiques et politiques elles-mêmes.
The Voidz : le tournant politique
Avec Tyranny, Julian Casablancas rompt avec toute forme accessible. La musique devient dissonante, fragmentée. Ce choix est philosophique : le monde contemporain ne peut plus être dit simplement.
“You’re so afraid of everyone
And everything”
La peur devient un principe politique. Les individus sont gouvernés par une angoisse diffuse, sans objet clairement identifiable.
Dans Human Sadness, le désir dominant n’est plus l’amour, mais l’effacement :
“I wanna be forgotten
And I don’t wanna be reminded”
Crise des valeurs et désenchantement final
Avec Virtue, aucune valeur stabilisatrice ne semble subsister.
“We all wanna be somebody
But nobody wants to be themselves”
Conclusion
De Is This It à The Voidz, l’œuvre des Strokes et de Julian Casablancas dessine une trajectoire cohérente : celle d’un passage de l’ennui intime à un désenchantement politique et symbolique du monde contemporain. À l’impuissance individuelle s’ajoute progressivement une défaillance plus profonde : celle du langage lui-même, devenu incapable de produire du sens partagé.
Cette œuvre ne propose ni solution ni promesse de salut. Elle se contente de mettre en forme un malaise devenu collectif, où ni l’action, ni la parole ne semblent pleinement opérantes. Reste alors une question, laissée ouverte, comme un écho à la toute première : si le monde ne promet plus rien, et si les mots eux-mêmes échouent à nous relier, que peut encore signifier vivre autrement que dans l’attente ou la fuite ?
Discographie

The Strokes (albums studio)
- Is This It (2001)
- Room on Fire (2003)
- First Impressions of Earth (2006)
- Angles (2011)
- Comedown Machine (2013)
- The New Abnormal (2020)
Julian Casablancas (projet solo)
- Phrazes for the Young (2009)
The Voidz
- Tyranny (2014)
- Virtue (2018)
