Analyse de La vengeance du pardon (Eric-Emmanuel Schmitt)

A quel moment, nous aussi, pourrions-nous devenir l’un de ces personnages ? Avec son génie bien connu, Eric-Emmanuel Schmitt vient mettre à mal notre conception habituelle du pardon. Quatre nouvelles, quatre visions du monde, et surtout quatre coups portés à nos idées reçues. Après sa nuit de feu qui fait vibrer le lecteur autour d’une chaleur divine, l’auteur ne s’ancre pas dans la religion pour aborder son thème central. Au contraire, il puise son inspiration en chacun de nous, ce qui rend son récit encore plus saisissant.

Les sœurs Barbarin

Chacun de nous fut foudroyé pendant l’enfance : percevant soudain l’espace entre lui et le reste du monde, il s’est rendu compte qu’il existait à l’écart, différent, corps singulier au milieu de corps étrangers, enceinte mentale unique. Injustice de la conscience… Pour les uns, elle signifie un éblouissement, pour d’autres une déchéance. Si un rideau se lève sur le monde des premiers, une cloison mure les deuxièmes dans une prison. La solitude est un royaume dont certains voient le trône, d’autres les frontières.Page 17

Ce passage n’est pas le résumé idéal de cette nouvelle, mais donne l’explication philosophique de toute l’intrigue. Deux sœurs jumelles, Moïsette et Lily, n’ont longtemps été qu’une(s). Le jour de la séparation, de la deuxième naissance (pour Lily) ou de la première mort (pour Moïsette), a scellé le sort de chacune des sœurs. Chaque événement, chaque rebondissement nous mène inexorablement à la mort de Moïsette. De l’envie à la jalousie, de l’amour à la haine, il n’y a souvent qu’un pas. De la vie à la mort aussi. Si le pardon éternel, irréversible, indubitable existe ; le ressentiment aussi.

Mademoiselle Butterfly

Quelle famille, que celle décrite ici par E.-E. Schmitt ! Un jeune héritier qui, pour un pari – du moins le justifiait-il ainsi au début – se rapproche d’une jeune paysanne souffrante. De cette union plus que complexe – parce que plus ou moins réciproque – naît un jeune garçon, Jébé, renommé James par son père. Mais comment réagir quand James a monté un escroquerie financière, grâce aux relations et aux moyens de son père banquier ? Le responsabiliser, afin que les coupables paient ? Le faire disparaître du territoire national ? Lui pardonner ? Et qu’en dirait sa mère, pour qui amour et pardon sont les valeurs cardinales ? Il en sera d’autant plus difficile de retenir une larme à la lecture de certaines lettres.

En mettant en scène la sphère financière, l’auteur interroge l’humanité de ses protagonistes. Sont-ils « civilisés comme une tisane : un brin de sentiment noyé dans de l’eau chaude. C’est tiède, c’est fade » (page 173), comme le pense Paul ? La réponse n’interviendra qu’à la dernière page.

Et surtout, Schmitt remet la famille au cœur de son récit, en poussant insidieusement son lecteur au questionnement. « Jeune, on voudrait que son père soit un héros. Vieux, on voudrait que son fils en soit un. Au fond, on n’accepte jamais ses proches tels qu’ils sont » (page 195).

La vengeance du pardon

Si cette nouvelle donne son nom au recueil, c’est bien parce qu’elle fait virevolter le lecteur entre de multiples sentiments. L’on ne sait plus qui aimer, pour qui avoir de la compassion, qui comprendre, et surtout à qui se raccrocher. Le criminel, la visiteuse de prison, le chat, tout le monde semble s’apprivoiser ; non seulement les uns par rapport aux autres, mais aussi soi-même. Qui suscitera le plus votre pitié ? Et à qui pardonnerez-vous surtout de se comporter ainsi ?

La question qui palpite tout le long du récit est simple : qui est le plus humain ? Quand vengeance et pardon se côtoient, tout devient plus complexe. A moins que ce ne soit Minet, ce chat noir pour qui la visiteuse de prison se prend d’affection alors qu’elle déteste les chats. Encore, Schmitt distille dans nos esprits le doute, quitte à nous faire frissonner. Et nous, qu’aurions-nous fait à leur place ?

Dessine-moi un avion

Pour terminer son recueil, l’auteur nous propose, du moins en apparence, un dialogue doux et apaisé entre Werner un ancien aviateur de presque cent ans et Daphné une petite fille de huit ans. Autour du chef-d’œuvre de Saint-Exupéry et des avions se crée une relation qui fait rêver l’enfant qui est en nous. D’autant plus que Schmitt met dans la bouche de ses personnages des propos d’une incroyable sensibilité.

Werner nous apprend ainsi :

J’ai perdu Eva, ma femme, il y a trente ans, et j’éprouve encore du chagrin. (…) Je le dorlote mon chagrin, j’y tiens. S’il s’estompait, je serais malheureux. (…) Il existe un malheur chaud et un malheur froid. Le chaud, c’est quand tu aimes. Le froid quand tu n’aimes pas. Dans le chaud, il y a quelqu’un. Dans le froid, personne. Souffrir de l’absence d’Eva me la rend présente. N’en plus souffrir la ferait périr une deuxième fois, et totalement disparaître. 

Et Daphné de répondre, quand il lui apprend que personne n’est « toujours là » :

Quand tu seras parti, je regarderai le jardin et je penserai à toi ; je regarderai le ciel et je penserai à toi. Tu ne seras plus là, visible, mais tu seras partout, invisible.

Plus tard, leur échange devient l’acte fondateur de la fin du récit, déculpabilisant Werner, alors qu’il expliquait :

  • Je ne suis pas fier de moi en ce moment. (…) J’ai fait quelque chose de mal, autrefois. (…) Je n’arrive pas à me pardonner.
  • Que tu es bête ! (…) Quelque chose, ce n’est pas quelqu’un.

Un ouvrage philosophique

Eric-Emmanuel Schmitt a toujours su donner à ses ouvrages un tournant philosophique, direct ou indirect. Dans ce recueil, il met sur la table l’humanité, la famille et le pardon.

L’humanité d’abord, parce qu’au-delà des récits, c’est la place de l’Homme au sein de la société de ses semblables. Peut-on pardonner au violeur, et surtout pourquoi le ferait-on ? Et, finalement, qu’est-ce qu’être humain ? Se sentir humain ? Faire preuve d’empathie ? Se sentir solidaire de ces autres êtres qui nous ressemblent ?

La famille, ensuite, qui est terriblement malmenée dans cet ouvrage : haïe par Moïsette, dissoute par les Golden (quitte à le regretter par la suite…), assassinée par et pour le violeur, symbolique et recréée par Daphné et Werner… Finalement plus violent qu’un essai qui s’en prendrait à la valeur refuge qu’est la famille, ce recueil démontre la fragilité de ce groupe social. Il ne tient qu’à un fil, à l’acceptation par ses membres de son autorité.

Le pardon enfin. Il a longtemps été désigné comme un précepte moral… La religion catholique, ainsi, fait du pardon son précepte fondateur. Elle invite ses fidèles à se confesser en ce sens et à pardonner les autres. Il en va de même dans la religion juive. Chez Kant aussi, le pardon fait sens. Il considère en effet que l’homme a une tendance au bien et un penchant au mal, et ce quasiment inconsciemment. Le pardon permet alors à l’individu d’être en paix avec lui et avec les autres ; et ainsi d’apprécier le bien et le mal.

Il est assurément plus aisé de pardonner que de solliciter le pardon, puisque celui qui pardonne se fait juge. N’en tire-t-il pas alors un pouvoir ? Ne serait-ce pas un pavé jeté dans « les eaux glacées du calcul égoïste » dont parlait Marx ?

Le pardon ne tient alors plus seulement à la morale, il est un moyen pour une fin tant pour celui qui pardonne que pour celui qui est pardonné. La recherche du pardon permettrait d’exister. L’on peut penser à la philosophie heideggérienne, qui acène que l’homme n’est lui-même que s’il échappe à la dictature du « on » et a un futur. En expiant ses fautes, il s’ôte du regard social (le « on ») et parvient à se projeter. En reconnaissant sa faute, le fautif est responsable et donc bien vivant, conscient, capable d’être au-delà du regard.

Mais avoir fait le mal mène aussi l’homme à être dissous dans la société, d’autant plus si sa faute n’est pas toujours consciente. Demander pardon revient à le réintégrer dans la réalité. Être pardonné permet au fautif d’être de nouveau considéré comme un homme, avec une humanité, puisque la faute redevient consciente et dominée. Quant à celui qui pardonne, il en tire une forme de domination.

En effet, le pouvoir de pardonner ou non confère au « juge » un prestige social. Le réhabilité est finalement moins considéré et reconnu que celui qui pardonne, « bon prince ». Et surtout, le pardon est avant tout la recherche d’un intérêt égoïste : pour Sfez, le pouvoir de décider permet de dominer le monde (ou en donne l’illusion) et surtout d’être vivant. Finalement, l’on pardonne pour décider, et donc pour se sentir vivant et exister.

Pour autant, « le pardon est mort dans les camps de la mort » pour Jankélévitch. Hannah Arendt renchérit, considérant que l’horreur nazie dépassait tous les concepts humains et ne pouvait ainsi faire l’objet d’un quelconque jugement :

Le châtiment a ceci de commun avec le pardon qu’il tente de mettre un terme à une chose qui, sans intervention, pourrait continuer indéfiniment. Il est donc très significatif, c’est un élément structurel du domaine des affaires humaines, que les hommes soient incapables de pardonner ce qu’ils ne peuvent punir, ce qui se relève impardonnable. C’est la véritable marque des offenses que l’on nomme depuis Kant « radicalement mauvaises », et dont nous savons si peu de chose, même nous qui avons été exposés à une de leurs rares explosions en public. Tout ce que nous savons, c’est que nous ne pouvons ni punir ni pardonner ces offenses, et que par conséquent elles transcendent le domaine des affaires humaines et le potentiel du pouvoir humain qu’elles détruisent tous deux radicalement partout où elles font leur apparition.

Hannah Arendt, Condition de l’Homme moderne, 1958

En conclusion ? Un recueil incontournable

L’on pourrait requalifier ce recueil en le sous-titrant la violence du pardon. Pour les personnages, parce qu’E.-E. Schmitt ne les épargne pas. Mais aussi pour chacun des lecteurs, qui voit voler en éclat ses certitudes. Il est vrai que l’émotion peut parfois altérer le message plus profond, et c’est pour cela qu’il ne faut pas lire une fois ces nouvelles, mais bien deux. Incontournable de la rentrée littéraire, Eric-Emmanuel Schmitt ne déçoit décidément jamais.

Guillaume Plaisance

SCHMITT Eric-Emmanuel – La vengeance du pardon – AlbinMichel – 21.50 € – 1er Septembre 2017 – 140mm x 205mm – 336 pages – EAN13 : 978222639

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1 Comment

  1. says: Freewont

    Le pardon n’élimine en rien le sentiment d’injustice, mais l’isole, l’éloigne sans vaincre la véritable adversité. Il est l’invention d’une illusion, un fourvoiement à l’instar du mérite, son triste pendant.

    Pour que le pardon fasse sens, ne faudrait-il pas que le libre arbitre existe assurément ? Mais, quelle preuve est donc faite de la culpabilité volontaire ou la faute intentionnelle ? Je n’ai pourtant jamais lu ou entendu que des postulats à ces sujets.

    La vérité rétablie nous permettrait par exemple de ne plus jamais confondre, comprendre (analyser) et excuser (pardonner).

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