Les berceaux d’une certaine forme de mal

John Martin, Le Pandemonium
John Martin, Le Pandemonium

Comprendre l’origine du Mal et des maux, c’est sans doute l’une des missions que la philosophie s’est assignée. L’on connaît les grands noms de la philosophie du Mal, qu’il s’agisse d’Hannah Arendt, de Vladimir Jankélévitch, d’Emmanuel Kant ou encore de Michel Terestchenko. D’autres penseurs contemporains nous permettent de prolonger ces idées déjà fertiles, directement ou indirectement. Au travers de la méchanceté, de la société de séduction, du djihadisme ou de l’inconscient, ces auteurs revisitent les grands courants de pensée et nous offrent une vision renouvelée d’un sujet intarissable.

Djihadisme, le retour du sacrifice, de Jacob Rogozinski

Le philosophe vient poser des mots là où l’innommable, l’ineffable, l’indéfinissable semblent être les leitmotive de certains. Il est en effet tellement plus simple de renvoyer dans l’in-caractérisable les actes djihadistes ; tout ce qui n’est pas défini, objectivé, n’existant alors pas. Jacob Rogozinski, lui, ose : il appelle dispositifs de terreur « ces réseaux qui assassinent et commettent des attentats dans le but de terroriser leurs ennemis » (page 33), qu’il distingue des dispositifs de persécution qui touchent des cibles moins nombreuses. Tous deux reposent sur la haine, que nous avons déjà vue avec Hélène L’Heuillet.

Au-delà, le Mal contemporain ne se résume pas à une opposition binaire entre Bien et Mal (Modéré et Radical, écrit l’auteur), il est un lent processus qui entraîne les dispositifs de terreur de la colère à la haine. Les djihadistes passent un cap, parce que l’appartenance à l’Etat Islamique devient plus forte que le frein – inconscient ? moral ? individuel ? – qui empêchait de prendre les armes ou de tuer. Ce sont des lignes d’identification qui « amènent des individus à se reconnaître en lui [le dispositif de terreur], à s’identifier eux-mêmes comme ses sujets » (page 56).

Le désenchantement et la décroyance en l’idéal (démocratique, social, économique, politique, peu importe ici) constituent des catalyseurs puissants de ce glissement vers la haine. Mais il faut bien comprendre que la différence entre le réel et l’imaginaire, l’espéré et le résultat, n’est pas objective. Le réel est vu au filtre d’une subjectivité propre, les espérances sont fixées de telle manière qu’elles sont souvent inatteignables et le résultat est biaisé. Les dispositifs de terreur jouent alors sur cette subjectivité et la manipulent pour sombrer dans l’embrigadement.

Jacob Rogozinski propose alors d’étudier le sacrifice, au filtre de deux conceptions. Le sacrifice est demandé par le prophète, qui est un tyran de notre point de vue. Le djihadisme correspond à l’avènement d’un nouveau messie, et de l’apocalypse pour les cibles du djihad. Cet ouvrage est en cela original, dans sa capacité à pointer le choc philosophique et intellectuel – en sus du choc vital – que constitue le retour du sacrifice.

Les Chemins de la philosophie, Entretiens avec Adèle Van Reeth

C’est au cours d’un entretien avec Michaël Foessel qu’Adèle Van Reeth aborde la méchanceté, terme en soi un peu désuet mais qui pourtant caractérise de mieux en mieux les comportements humains contemporains. L’on ne peut omettre la célèbre assertion de Socrate, nul n’est méchant volontairement, qui souligne qu’

« on ne peut pas être méchant volontairement, on ne peut pas choisir le mal pour le mal, parce que cela supposerait que le mal possède une réalité » (page 105).

Cette première interrogation conduit les deux philosophes à une deuxième question non moins majeure, sommes-nous tous méchants ? C’est la banalité du mal d’Arendt, tant critiquée car elle rendait « moins romantique » (page 114) le Mal. Arendt

« ne dit pas qu’il s’agit d’une erreur de raisonnement, mais d’une impuissance de l’imagination (l’imagination étant à ses yeux une vertu de la pensée) » (page 115).

Sans pour autant qu’elle ne remette en cause la responsabilité des méchants, bien au contraire. Découle alors une nouvelle réflexion, quant à l’origine du Mal, en invoquant Saint-Augustin. Le Mal serait ainsi inhérent à l’Homme, dans l’Être et dans l’Etant.

Interroger le méchant peut être surprenant : il

« serait celui qui n’arrive pas à être seul, qui n’arrive pas à être en paix dans sa solitude, et qui, du coup, s’en prend aux autres. La méchanceté comme l’expression du ressentiment » (page 143).

Mais il devient alors nécessaire de considérer différemment les actes méchants et l’intériorité douloureuse. La méchanceté, atténuée en comparaison du Mal, plus ou moins volontaire, peut être la sublimation d’un malaise et d’un mal-être plus profond. Les maux en soi, intérieurs voire intériorisés, seraient alors transcrits à l’extérieur.

Eliminer la méchanceté serait donc bousculer un ordre moral, esthétique, philosophique qui s’effondrerait sous nos pieds. L’Homme serait privé à jamais de sa liberté, et par-là mettrions-nous fin à la responsabilité et à l’autonomie. Le méchant est devenu un objet de discorde politique pour cette raison. Mais aussi parce qu’avec Rousseau, l’on peut considérer que si la société se pervertit, c’est « parce que nous désirons plus que ce nous ne pouvons et davantage que ce que nous n’avons. Imagination et comparaison jouent ici un rôle central : la méchanceté comme le malheur naissent d’une illusion du jugement » (page 143).

Plaire et Toucher, de Gilles Lipovetsky

Ce magistral ouvrage a le mérite de faire le lien entre deux conceptions différentes de la séduction. D’un côté, la séduction vise une immense majorité, voire la société dans son ensemble. C’est le capitalisme de la séduction explique l’auteur, celui du marketing, du consommateur, de la distraction. C’est encore la tentative souvent avortée de la et du politique pour séduire les citoyens et les électeurs. C’est aussi la séduction des stars et des célébrités qui brillent grâce au désir qui leur est porté. En clair, c’est celle qui contribue à la perversion la société et qui conduit l’Homme sur le chemin du Mal, expliquerait Rousseau.

Mais la séduction est aussi fondamentalement individuelle, personnelle quasiment. Contre toute attente, elle renforce, d’une part, le sentiment de solitude, du fait de l’hyperindividualisation. D’autre part, la séduction vient malmener la notion même d’intimité, de la présence auprès de l’Autre. Ne risque-t-elle pas, finalement, d’abimer la relation intime naissante ? Ou au contraire, la séduction est-elle le passage obligé vers l’Intime, puisque notre attention n’est désormais portée que sur ce qui nous plait et nous touche ?

Gilles Lipovetsky a contribué à définir l’hypermodernité, qui traverse naturellement l’ouvrage, comme

« la radicalisation des trois logiques constitutives de l’âge moderne, à savoir, la technoscience, le marché, l’individu et sa transcription politique, la démocratie. (…) Une radicalisation qui se déploie au travers des processus de rationalisation mais aussi de l’intensification de la compétition et de la commercialisation quasi générale des modes de vie » (Institut Paul Bocuse, Cycles de conférences Grands Témoins sur le thème de l’hypermodernité, 4 octobre 2010).

Il nous apporte alors un précieux regard sur les hypothétiques formes de maux qui peuvent émerger.

Le non-moi, de Laurent Danon-Boileau

Le psychanalyste propose un angle original de son sujet : le Moi étant délicat à saisir, il tente de le cerner par ce qu’il n’est pas. D’emblée, il propose deux assertions : « le non-soi procède par sensations et éprouvés au contact de l’inerte, du corps, du monde, de l’inconscient ; et le non-moi suscite une conviction d’altérité au contact d’un humain différent de soi, que le jeu et la créativité s’attachent à estomper » (page 14).

Il tient alors un propos magnifique sur l’Intime. Cet intime, violenté par le Mal, malmené par la séduction, est en réalité la parade (page 98) :

L’intime qualifie ce qui est enfoui, sinon secret et caché, et que l’on se refuse à dévoiler. La parole suppose une communication, une mise en extériorité. L’association des deux est improbable. Pour c’est par l’expérience de la parole que l’affect révèle au sujet l’intime de lui-même.

Intime. Confessions intimes, journal intime. Le dévoilement est finalement assumé. Pourquoi donc ? Pour « rendre compte de soi à soi-même, et exprimer son inexprimable cœur ». Pour soi donc, puis pour autrui. Mais non pourtant pour « les autres ». Pour mémoire. Par limitation aussi, manière de faire rempart contre le déferlement de l’innommable. Celui des parties intimes justement. Voici convoqués la pudeur, le rapport à la loi, la connaissance du Bien et du Mal. Pas d’intimité sans péché. Pas de péché sans jugement et sans mots. L’intime exige décidément le recours au langage. Il doit être exprimable. C’est seulement alors qu’il devient superlatif d’intérieur.

A chacun, en quelque sorte, de veiller sur l’autre et sur soi. C’est ainsi que je souhaite synthétiser ces quatre ouvrages. Ils éveillent notre conscience, nous ramènent à notre condition et à nos coexistences. L’Autre est là, avec nous, parfois contre nous.

« L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition l’existence n’est pas la nécessité. Exister c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. » (Sartre, La Nausée, 1938, p. 167)

Guillaume Plaisance

Bibliographie

  • Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, coll. Pocket Agora, 1983
  • Arendt Hannah, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Folio, 1991
  • Danon-Boileau Laurent, Le non-moi, Gallimard, 9 novembre 2017
  • Jullien François, De l’intime. Loin du bruyant Amour, Grasset, 2013
  • Jullien François, L’Ombre au tableau, du mal ou du négatif, Seuil, 2004
  • Kant Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, Le Livre de poche, 1993
  • Lipovetsky Gilles, Plaire et Toucher, Gallimard, 9 novembre 2017
  • Nietzsche Friedrich, Par-delà bien et mal, Folio Essais, 1987
  • Rogozinski Jacob, Djihadisme, le retour du sacrifice, Desclée De Brouwer, 11 octobre 2017
  • Rousseau Jean-Jacques, Discours sur l’origine de l’inégalité, Discours sur les sciences et les arts, Garnier-Flammarion, 1992
  • Terestchenko Michel, Un si fragile vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, La Découverte, « Recherches : Mauss », 2005
  • Van Reeth Adèle, Les Chemins de la philosophie, Plon, 23 novembre 2017
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